10 000 gouttelettes pour tester en masse des réactions biochimiques complexes

Pour mieux comprendre le vivant, les chercheurs utilisent des systèmes biochimiques de plus en plus sophistiqués dont ils doivent trouver le point de fonctionnement optimal. Pour cela, ils testent en général un très grand nombre de combinaisons de concentrations de réactifs, ce qui avec les techniques traditionnelles prend des semaines ou des mois. Une équipe de chercheurs de l’unité mixte internationale LIMMS (CNRS/Université de Tokyo)1, accueillie dans le laboratoire de microfluidique du Pr Fujii à l’institut des sciences industrielles de Tokyo, vient de mettre au point un outil inédit capable de réaliser et de caractériser 10 000 réactions biochimiques différentes simultanément, dans des gouttelettes microscopiques. Cette nouvelle technique, qui procure un gain très substantiel en temps et en matières premières, pourrait ouvrir une nouvelle fenêtre sur le comportement des systèmes moléculaires complexes. Ces résultats sont publiés le 20 juin 2016 dans Nature Chemistry.

Les réactions biochimiques in vivo, ou encore celles in vitroimpliquées dans le diagnostic de marqueurs pathogènes ou cancéreux sont dites « non-linéaires » : une très faible variation des paramètres de la réaction, telle qu’une infime augmentation de la concentration d’un des réactifs peut amener le système à bifurquer, c’est-à-dire à se comporter d’une manière totalement différente. C’est donc avec une grande précision que les chercheurs doivent étudier ces réactions biochimiques. Pour ces systèmes multicomposants, explorer tous les jeux de concentrations possibles implique de tester des milliers de réactions en laboratoire. Les chercheurs ont donc conçu un nouvel outil : une plate-forme microfluidique qui permet d’effectuer cette large gamme de tests dans des gouttelettes microscopiques. Ce nouveau protocole permet de réaliser plusieurs dizaines de milliers de réactions en un jour, en faisant varier deux à trois paramètres simultanément. Conduite de manière « traditionnelle », une expérimentation aussi complète prendrait des semaines ou des mois et consommerait des dizaines de milliers de fois plus de réactifs biochimiques coûteux.

S’appuyant sur une technologie microfluidique développée en collaboration avec leurs collègues japonais, les chercheurs ont divisé chaque microlitre de la solution à étudier en dizaines de milliers de petits compartiments : des gouttelettes d’une centaine de picolitres2, dispersées dans une émulsion. La principale innovation se situe dans le fait de varier les concentrations en réactifs dans chaque goutte, lors de leur genèse (fig. 1). Des marqueurs fluorescents, associés aux biomolécules, sont co-encapsulés dans les gouttelettes. Ils permettront d’identifier chaque goutte en renseignant sur les concentrations des réactifs qu’elle contient. Les gouttes sont ensuite analysées par microscopie en fluorescence, en cours ou en fin de réaction, pour caractériser la cinétique de la réaction (fig.2).

Au final, la plate-forme microfluidique permet de générer une cartographie du système biochimique étudié qui, confrontée aux prédictions fournies par des modèles numériques, permet aux chercheurs de mieux comprendre le fonctionnement intime du réseau de réactions. Ce nouvel outil, potentiellement généralisable à de nombreux protocoles biochimiques, a également permis aux chercheurs de pointer le comportement étonnant de systèmes non linéaires typiques près de leurs points de bifurcation, c’est-à-dire quand un infime changement de concentration induit une modification qualitative du comportement du système, ouvrant une fenêtre à de futures découvertes.

Ces travaux ont été coordonnés par des chercheurs aujourd’hui basés au LIMMS (Laboratory for Integrated Micro Mechatronics System). Ils ont également impliqué d’autres laboratoires : le LAAS (CNRS), le Laboratoire de chimie et biochimie pharmacologiques et toxicologiques (CNRS/Université Paris Descartes), le département électronique et électronique automatique de l’ENS Cachan, le Laboratoire Gulliver (CNRS/ESPCI Paris), l’Institut des systèmes intelligents et robotiques (CNRS/UPMC), le Laboratoire de conception et application de molécules bioactives (CNRS/Université de Strasbourg), le laboratoire Médecine personnalisée, pharmacogénomique, optimisation thérapeutique (Inserm/Université Paris Descartes), le Earth-life Science Institute du Tokyo Institute of Technology et l’Université de Ochanomizu à Tokyo.

Notes :

1 Voir en fin de texte.
2 Unité de mesure de volume valant 10−12 litre, l’équivalent du volume d’une cellule humaine.

Références :

High-resolution mapping of bifurcations in nonlinear biochemical circuits. Genot, A.J., Baccouche A., Sieskind R., Aubert-Kato N., Bredeche N., Bartolo J.F., Taly V., Fujii T., Rondelez Y. 2016. Nature chemistry, 20 juin 2016. doi:10.1038/nchem.2544.

Approfondir cet article sur le site du CNRS ...

Author: Redaction