Lecture: SPQR histoire de l’ancienne Rome, Mary Beard, Perrin 2016

Cet épais volume de 600 pages fait le récit de Rome, depuis sa création, supposée en 753 av JC jusqu’à l’édit de Caracalla en 212, qui étend la citoyenneté romaine aux habitants libres de l’empire, de l’Ecosse à la Syrie. Environ 900 ans d’histoire se lisent d’une traite, comme un récit unique et passionnant. Encore un excellent livre, qui joint le bonheur de l’évasion et celui de s’instruire. L’auteur s’y prend à merveille pour donner vie à une multitude d’informations qui touchent aussi bien aux événements stratégiques qu’aux anecdotes de la vie quotidienne. L’histoire de la Rome antique se déroule grosso modo en trois phases.

La première est l’époque des rois depuis la naissance de Rome jusqu’à 490 av JC environ. Mary Beard ne le cache pas: il est très difficile, dans le récit fondamental de l’historien Tite-Live, de déméler ce qui relève de la légende et de l’histoire réelle. Le récit des deux frères jumaux, Remus et Romulus, nourris par des louves, a une forte portée emblématique: Rome est née dans la violence, le meurtre de Remus par Romulus. Cette violence sera éternellement la marque de la cité. Les successeurs de Romulus sont une douzaines de rois qui posent les fondements de Rome et de son expansion aux communautés voisines (Sabins, Latins, Etrusques) par les armes et une assimilation rapide. La dynastie la plus importante est celle des Tarquins apparentés aux Etrusques, qui se rend odieuse aux populations par les abus commis, en particulier le « viol de Lucrèce », par l’un des fils du roi.

A la suite d’une guerre civile, les habitants de Rome abolissent la royauté vers 490 et établissent une République qui va durer plus de 400 ans, jusqu’à l’assassinat de Jules César en 44 av JC. Les institutions de cette République sont complexes. Elles reposent sur le Sénat, de 300 à 600 notables à vie, non élus, qui en est le coeur. Le pouvoir exécutif et militaire appartient à deux consuls, élus pour un an. Le régime repose sur un rejet du roi, le mot Rex étant devenu une véritable insulte, synonyme de despotisme. La liberté – et non la démocratie comme à Athène – en est le fondement idéologique. Seul les citoyens reconnus ont le droit de vote, ce qui exclut dans la Rome antique les femmes et les esclaves. Le suffrage universel n’est donc pas la règle. Le vote s’effectue à travers des collèges électoraux où la plèbe – les non possédants – est sous représentée.

Cette République portée par une volonté collective et une conscience d’un destin commun est à l’origine des plus grandes heures de Rome. Une date clé est à retenir: celle de 146 av JC qui marque la victoire militaire définitive de Rome en Méditerranée: destructions de Carthage après les « trois guerres Puniques » et de Corinthe qui lui assure la domination sur sa rivale Grecque. Conflits extérieurs et guerres civiles ne cessent d’ensanglanter la cité. Au cours du 1er siècle av JC, le chaos s’installe de nouveau lors des « guerres sociales » déclenchées par les cités italiennes soumises à Rome qui réclament et obtiennent l’égalité des droits. Deux personnalité émergent de cette période trouble, issus du Sénat, Pompée et César. Le premier poursuit les conquêtes à l’Est de la Méditerranée (lutte contre Mithridate) et le second la conquête de la Gaule, achevée en 50 av JC. A ce sujet, l’auteur insiste sur les massacres commis sous les ordres de César, une politique d’extermination des populations: plus d’un million de morts. La conquête de la Gaule – avant de donner lieu à l’osmose gallo-romaine – a pris la forme d’un véritable génocide dans des conditions épouvantables, qui ont choqué les consciences même à Rome pourtant peu sensible à ce genre de considérations…

Tous deux, Pompée et César, sont désavoués par le Sénat et démis de leur commandement. C’est alors que le second en 49 av JC, franchit le Rubicon et à la tête de son armée, accomplit son coup de force contre les autorités romaines et prend le pouvoir. Une nouvelle guerre civile l’oppose à Pompée dont César sort vainqueur. L’orateur Cicéron, dont les écrits sont l’une des principales source d’information sur ces événements, ayant pris le parti de Pompée, doit s’exiler. César devient « dictateur à vie ». Son meurtre au Sénat, par Brutus en 49 av JC au nom de la liberté chère aux Romains, est devenu embématique de toute trahison « Toi aussi enfant » lui aurait dit César en tombant (ce qui ne signifie pas, contrairement à une légende, qu’il ait été son père). Il ouvre la voie à une nouvelle guerre civile entre ses deux héritiers revendiqués, son neveu Octavien et le bras droit de César, Marc Antoine, l’amant de Cléopatre. Le premier l’emporte et se proclame « Auguste » c’est-à-dire « le vénéré », un titre qui équivaudra à celui d’empereur.

Il est le premier d’une série de quatorze empereurs à la tête d’un gigantesque empire qui couvre une partie de l’Europe actuelle et du pourtour Méditeranéen, soit 50 millions d’habitants. Il établit un formidable culte de la personnalité, se présentant comme un personnage à mi chemin entre le monde des dieux et celui des hommes. Le polythéisme romain facilite le despotisme en permettant cette ambiguité: la frontière entre le divin et l’humain n’est jamais nettement tracée. Les statues d’Auguste et son visage sur les pièces de monnaie prolifèrent sur tout le territoire de l’empire, s’imposant comme l’élément fédérateur de ses habitants. Au fond, on voit naître dans l’empire romain une forme de pouvoir fondée sur le culte de la personnalité: « Tous [les habitants] avaient constamment affaire à ton image, grâce aux pièces de monnaie qui garnissaient leur bourse ou aux portraits qui continuaient d’affluer aux quatre coins de l’Empire […] Il arrivait même que cette figure, estampillée sur les galettes que l’on distribuait lors des sacrifices religieux, comme le prouvent les quelques moules de cuisson qui nous sont parvenus, prennent une forme comestible. « Dans toutes les banques, les boutiques, les tavernes, sur tous les pignons, toutes les colonnades, et à toutes les fenêtres, des portraits de toi sont exposés à la vue de tous… » [Lettre de Marcus Connelius Fronto].

Le même Auguste a ce mot extraordinaire, au moment de sa mort: « Si j’ai bien joué mon rôle, applaudissez moi ». Le pouvoir personnel, déjà, un jeu d’acteur?

La grande faiblesse de cet empire est qu’il n’a pas su se donner des règles de succession stables. Le principe héréditaire semble dominer mais de manière erratique, en l’absence de progéniture masculine. Les empereurs ont recours à l’adoption ou à des neveux pour assurer la continuité. Mais la violence reste omniprésente: la plupart sont morts assassinés par les prétendants à leur trône. Sur ces quatorze empereurs qui couvrent la dernière partie du livre, l’auteur s’efforce aussi de faire la part de la légende et de la réalité. Tibère, Caligula, Claude, Néron, mais aussi Hadrien et Marc Aurèle… Mary Beard est sans indulgence, racontant notamment le parcours sanguinaire de Caligula: « On a tout dit de la vanité qu’il mettait dans ses ambitions de bâtisseur, affront aux lois de la nature pour les uns, mégalomanie insensée pour les autres. Il suffit de l’imaginer en train de se pavaner à cheval le long d’un chemin bâti sur un pont formé par une chaîne de navires et jeté sur la baie de Naples, revêtu de la cuirasse d’Alexandre le Grand. Il lui arriva d’humiler ses légionnaires en les forçant, sans vergogne, à ramasser des coquillages sur une plage de l’actuel rivage français. Sa façon de jubiler, quand il proférait des menaces contre une aristocratie depuis longtemps malmenée était légendaire. En une occasion célèbre, un déjeuner fastueux, on le surprit allongé près des deux consuls en train de s’esclaffer: « de quoi riez-vous? » lui demanda l’un des deux hommes. « C’est simplement l’idée, répondit-il, qu’il me suffirait d’un hochement de tête pour qu’on vous tranche la gorge sur le champ ».

Elle cite l’historien de Rome Edward Gibbon, sur les empereurs romains: « Le sombre et implacable Tibère, le furieux Caligula, l’imbécile Claude, le cruel et débauché Néron, le craintif et sanguinaire Doomitien. » La plupart se considérant comme des demi dieu ont fait consacrer de gigantesques ressources à leur prestige personnel: « Or, en ce même siècle, « la villa » comme on la désigne aujourd’hui, par euphémisme, qu’Adrien fit bâtir à Tivoli, à quelques kilomètres de Rome, était plus grande que la ville même de Pompéi. L’Empereur y recréa pour son plaisir un empire romain en miniature, avec les répliques des plus grandioses monuments et trésors qu’on y pouvait trouver – depuis les canaux d’Egypte jusqu’au fameux temple d’Aphrodite de Cnide, y compris la statue qu’il y abritait, plus célèbre encore, de la déesse nue. »

L’historienne insiste sur la vie quotidienne à Rome, en particulier un mode de vie inégalitaire, des conditions sanitaires terrifiantes pour les femmes et les enfants: un accouchement sur 50 entraîne le décès de la mère et la mortalité infantile est extrêmement élevée. La montée du christianisme ne semble pas avoir été, sur la période qu’elle couvre, un élément moteur de l’évolution de la société romaine, mais plutôt un phénomène vécu comme marginal dans un contexte général de l’empire qui sous estimait son importance pour l’avenir. Mais dans le tableau qu’elle fait de la décadence politique de Rome, après la fin de la République, on voit bien que déjà s’expriment les germes d’une décadence venue du sommet, comme si la mégalomanie des empereurs reflétait leur impuissance croissante à assurer une domination effective sur un gigantesque empire à vocation universelle.

Maxime TANDONNET

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Author: Redaction