« Plus la vie publique a tendance à se bureaucratiser et plus s’accroît la tentation du recours à la violence. Dans un régime totalement bureaucratisé, on ne trouve plus personne avec qui il soit possible de discuter, à qui on puisse soumettre des revendications, ou sur qui la pression du pouvoir puisse avoir prise. La bureaucratie est une forme de gouvernement où chacun est entièrement privé de la liberté politique et du pouvoir d’agir ». (« Sur la violence »). Hannah Arendt montre comment les révoltes naisssent du sentiment des peuples d’avoir perdu la maîtrise de leur destin.
En effet, le chaos est entré dans les habitudes de la France contemporaine. Depuis 2018, il est devenu récurrent, sous des formes diverses. La crise des gilets jaunes a duré quasiment un an, marquée par l’occupation des ronds-points, des images d’émeutes et de violences à Paris, jusqu’au saccage de l’Arc de Triomphe. Le mouvement social contre la première réforme des retraites a pris le relais pendant l’hivers 2019 et 2020 : pendant plusieurs mois, les transports en commun ont été bloqués et le pays au bord de la paralysie.
Puis est venue la crise sanitaire de 2020 et 2021 avec ses confinements et son Absurdistan bureaucratique qui a provoqué une sorte de glaciation de la vie sociale et politique, et, dans la foulée, les élections présidentielles et législatives.
Ensuite, le climat s’est rapidement dégradé de nouveau : la seconde réforme des retraites, celle des emblématiques « 64 ans » a remis le feu aux poudres. Pendant trois ou quatre mois consécutifs, la France a vécu au rythme des blocages, des manifestations violentes, des saccages et des incendies, des images de nuages de fumée noire au-dessus de Paris. Puis aussitôt cette page refermée, la révolte des banlieues s’est déchaînée pendant une semaine, d’une violence inouïe du 27 juin au 3 juillet : 722 membres des forces de l’ordre blessés, 11 113 incendies sur la voie publique, 5 662 véhicules brûlés, 1 313 bâtiments incendiés ou dégradés, dont 254 locaux de la police nationale comme municipale et de la gendarmerie soit un milliard €. Et six mois plus tard, le mouvement des agriculteurs qui menace de bloquer le pays…
Alors évidemment, en apparence, ces événements n’ont aucun lien entre eux. Ils émanent de milieux qui sont aux antipodes les uns des autres et leurs revendications sont des plus hétéroclites, quand elles existent… Pourtant, ces phénomènes ont un dénominateur commun. Ils traduisent la crise de la démocratie française. L’approbation massive de la fronde agricole – 87% selon des sondages – souligne que l’opinion dans son immense majorité se reconnaît dans une révolte dès lors qu’elle s’identifie massivement à la cause du monde rural.
Cette situation qui plonge peu à peu la France dans un chaos permanent est le fruit de la crise de la parole politique et de la démocratie. Elle exprime, dans la rue, le même message que celui de l’enquête CEVIPOF sur la confiance des Français, selon lequel « 88% d’entre eux estiment que les politiques ne tiennent aucun compte de ce qu’ils pensent ». Les Français ont le sentiment que leur vote ne sert plus à rien. Ils ne croient plus dans la volonté ou la possibilité du pouvoir politique d’améliorer leurs conditions de vie et d’entendre leurs préoccupations. A l’heure actuelle, ils sont privés de toute perspective crédible et raisonnable d’alternance politique. Ainsi, l’émeute ou le blocage, voire l’affrontement physique, s’imposent en ultime recours pour exprimer une souffrance, faire valoir des protestations et des revendications.
La démocratie, fondée sur la loi de la majorité devant laquelle la minorité accepte de s’incliner, est ainsi profondément malade. Des événements emblématiques, survenus récemment, ont manifesté une fois encore la profondeur du déni de démocratie : pauvreté de l’offre politique, recours systématique de l’exécutif à l’article 49-3, législateur pris en étau entre le droit européen et la jurisprudence tatillonne autant qu’aléatoire du Conseil Constitutionnel, abandon du référendum comme mode d’expression de la souveraineté depuis la victoire du « non » en 2005.
Le sentiment dominant est que les grands choix de société et les vraies décisions essentielles sur la vie quotidienne (par exemple sur les normes environnementales), se prennent dans l’opacité des bureaux bruxellois sous la pression de lobbies économiques, quand ce n’est sous l’influence des cabinets de conseil. Et le peuple, méprisé par ses élites dirigeantes, n’a plus son mot à dire.
Plus encore que lors des Gilets Jaunes ou du mouvement social contre les 64 ans, les Français applaudissent la révolte des agriculteurs comme une réponse au sentiment de dépossession démocratique et à la banalisation d’un régime politique qui privilégie une autocratie hors sol, l’entre-soi, le clanisme et le mépris des gens, l’exubérance narcissique, la confiscation bureaucratique du pouvoir et à la destruction morceau par morceau de la démocratie française.
Le culte narcissique de la personnalité, la mise en scène de la personnalisation du pouvoir à outrance servent à masquer l’impuissance et le renoncement du politique – quand la comédie étouffe l’action. Mais aujourd’hui, le grand spectacle ne fait même plus illusion – plus personne n’y croit, ou presque. La confiance des Français dans la parole politique se trouve anéantie et la crise de l’autorité bat son plein. D’où la banalisation ou normalisation de la rébellion comme mode d’action en marge des institutions. La France a besoin d’une réforme profonde et radicale de son modèle politique.
MT