Entretien avec le Figaro magazine

Vous avez comparé la crise du Coronavirus a une étrange défaite reprenant le titre du célèbre essai de Marc Bloch qui analysait la débâcle française de 1940 comme le résultat d’une faillite des élites françaises. Peut-on également parler de faillite de la classe dirigeante aujourd’hui ?

Cette tragédie qui renvoie à la peur ancestrale des grandes épidémies, heurte de plein fouet l’image d’une humanité ayant vaincu, grâce aux technologies, les aléas de la nature, et souligne la fragilité du monde actuel. Elle résulte à la fois d’un fait matériel, l’épidémie gravissime de covid 19 et du village global annoncé par le sociologue MacLuhan en 1970, un monde de transparence ou l’information circule à la vitesse de la lumière, à l’origine d’un mouvement de panique planétaire. Aujourd’hui, songer à récupérer un malheur collectif à des fins politiques aurait quelque chose d’inepte. Reste que la France n’était pas prête à affronter un tel séisme et qu’elle figure parmi les pays les plus sinistrés. C’est ce qui fait le lien avec la débâcle de 1940 analysée par Marc Bloch.

Y-a-t-il une forme de déni de la part de cette classe dirigeante ?

 Les faits parlent d’eux-mêmes. Selon les statistiques internationales, la France avec environ 30 000 personnes décédées, se place au cinquième rang des pays qui comptent le plus de victimes pour 100 000 habitants, derrière la Belgique, l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Italie. L’Allemagne compte quatre fois moins de morts pour 100 000 habitants. En 2000, l’OMS estimait que le système de santé français était le « meilleur du monde ». En 2020, la France se range parmi les cinq pires bilans planétaires face à l’épidémie de covid-19. Que s’est-il passé en vingt ans ? Cette question devrait obséder les responsables politiques français.

Quelles sont les causes profondes de cet effondrement ?

L’une des causes profondes est intellectuelle. Cet effondrement est le fruit du déclin de l’enseignement de l’histoire, de la littérature, des sciences et de la philosophie. La culture générale est la clé d’un bon gouvernement. Elle donne la hauteur, la faculté d’adaptation et la lucidité nécessaires au pilotage de la nation. « Rien n’est plus calme qu’une chambre des munitions, une demi-seconde avant l’étincelle » écrivait André Tardieu. Ainsi, l’histoire enseigne que les tragédies surviennent souvent quand nul ne les attend. Cela, les élites dirigeantes l’avaient complétement oublié. Depuis des années, la France dite « d’en haut », politique, médiatique, intellectuelle, s’enivre de polémiques, crises d’hystérie, mises en scène narcissiques, annonces grandioses.  Elle en a négligé l’essentiel : préparer concrètement le pays à une catastrophe, par exemple sur le plan des capacités hospitalières. Elle en a oublié l’un des fondements de l’action publique : à tout moment, se tenir prêt au pire.

Alors que la cote de popularité de la plupart des autres chefs d’Etat a progressé fortement durant la crise, Emmanuel Macron n’a jamais vraiment réussi à faire l’union sacrée. Comment l’expliquez-vous ?

Le lien de confiance entre les Français et leurs dirigeants politiques est brisé depuis fort longtemps avec des cotes de popularité qui oscillent entre 20 et 40%. Le fait qu’elles soient demeurées aussi basses en France, dans des circonstances dramatiques, généralement propices au réflexe légitimiste, marque une nouvelle étape dans la dégradation de la confiance… La France est plongée depuis cinq ans dans la tourmente : vague d’attentats islamistes, crise migratoire, gilets jaunes, chaos de la réforme des retraites, covid 19, et tout cela sur fond de chômage et de violence. Par un étrange mouvement de balancier, à cet interminable naufrage du pays correspond le sentiment d’une déconnexion croissante de sa classe dirigeante. Ce décalage est la source d’un climat de défiance profonde, l’impression diffuse que les hauts responsables nationaux privilégient leurs satisfactions de vanité sur le destin du pays, interdisant ainsi toute perspective d’union sacrée.

Diriez-vous qu’à la crise sanitaire et peut-être demain la crise économique s’ajoute à une crise plus profonde d’autorité et de légitimité ?

Après les Gilets Jaunes, nous avons atteint, pendant la crise du covid 19, un nouveau sommet de la fracture démocratique. Les deux France, celle des élites dirigeantes et celle du peuple ne se comprennent plus et ne se supportent plus. La perte de confiance est à double-sens. Les dispositifs de confinement appliqués par les autorités nationales ou locales ont reposé sur l’encadrement, les contrôles et la sanction plutôt que sur un climat de confiance, au point d’engendrer un sentiment d’infantilisation et des incompréhensions par exemple sur l’interdiction des marches solitaires en forêt ou sur les plages. Mais en sens inverse, les errements du discours officiel – par exemple sur le dossier des masques – ont suscité dans l’opinion une impression de dissimulation voire manipulation. La méfiance, dit-on, appelle la méfiance et le fossé continue de se creuser inexorablement…

Le phénomène Didier Raoult semble traduire une défiance d’une partie de la population à l’égard des « experts officiels ». La parole institutionnelle est-elle totalement discréditée ?

Rien n’est plus étrange que la transposition dans le domaine médical de la fracture démocratique à travers la controverse autour du traitement préconisé par Didier Raoult à base de chloroquine.  L’acharnement des institutions à vouloir décrédibiliser ce dernier en devient suspect aux yeux de l’opinion qui s’identifie au paria marseillais. Pourquoi ce sujet n’est-il pas resté strictement d’ordre médical ? Que vient y faire l’idéologie et la sumédiatisation? Et le mépris? N’est-il pas de la liberté des médecins, formés pour cela, de décider au cas par cas de leurs prescriptions ? Cette polémique stérile est le signe d’un pays malade.

Croyez-vous qu’un remaniement soit la solution ?

Dans le climat de défiance actuel, un remaniement apparaîtra comme une manœuvre politique.

Et la constitution d’un gouvernement d’union nationale réellement transpartisan ?

Voulez-vous dire incluant les partis dits « anti-systèmes » ? C’est impossible car la fonction qui leur est dévolue par le système politico-médiatique est celle de repoussoirs – un rôle qu’eux-mêmes, d’ailleurs, assument et cultivent. Le pouvoir actuel a bâti sa légitimité, sa raison d’être principale, sur la lutte contre la « peste populiste ». En leur tendant la main, il se renierait lui-même et perdrait son principal atout pour 2022 : incarner la défense républicaine contre un adversaire « populiste » au second tour des présidentielles.

Les institutions de la Ve République sont-elles le problème ou la solution ?

Le malaise tient davantage à la personnalité des dirigeants et à leur comportement qu’aux institutions politiques. Cependant, ces dernières l’amplifient considérablement. La Ve République actuelle n’a aucun rapport avec l’esprit de la Constitution de 1958, fondé sur un chef de l’Etat au-dessus de la mêlée, fixant un cap au pays, un parlement souverain et un gouvernement en charge de la politique nationale. Aujourd’hui, le président, omniprésent, incarne à lui seul la globalité du pouvoir, effaçant l’Assemblée nationale – élue dans la foulée de sa propre élection – et par conséquent le gouvernement. Cependant, l’occupant de l’Elysée ne disposant d’aucune baguette magique pour transformer la réalité, doit donner l’illusion de tenir les promesses mirifiques auxquelles il doit son élection, par exemple la « transformation de la France » et donc, se livrer à une débauche de communication, avec, en ligne de mire, sa réélection. D’où une impopularité chronique qui aggrave la crise générale de confiance. La Ve République dans sa forme actuelle, dénaturée par le quinquennat, est devenue un authentique boulet pour le pays.

De même, certains ont pointé du doigt l’extrême centralisation de la France …

La décentralisation sur le plan institutionnel a pourtant été très poussée depuis 1982. D’ailleurs, en période de crise grave, il est normal que l’Etat joue un rôle prépondérant. Tout est affaire de bon sens : à quoi peut-il servir d’imposer strictement les mêmes contraintes à des régions qui se trouvent, face à l’épidémie, dans des conditions diamétralement opposées ? L’excès de jacobinisme est dans les esprits bien plus que dans les institutions.

Que retenez-vous, au final, de cette crise ?

La rapidité et la facilité avec laquelle, dans un Etat de droit qui est aussi la 6ème puissance mondiale, tout s’est écroulé comme un château de cartes. Les principes clé de la civilisation ont été suspendus : liberté d’aller et venir, de se déplacer librement, de pratiquer un culte, de voyager…La solidarité européenne, au cœur de tous les discours politiques depuis un demi-siècle, a fait gravement défaut. Des millions de Français ont perdu leur emploi. Après le désastre sanitaire et des milliers de morts, une gigantesque crise économique s’apprête à déferler sur le pays. Les conséquences politiques, européennes, monétaires, internationales, stratégiques sont aujourd’hui totalement imprévisibles. Nul n’a la moindre idée de ce qui sortira de ce séisme.  Nous sommes face au vertige de l’inconnu.

En tant qu’historien, quelles sont, selon vous, les conditions du sursaut ? Cela passe-t-il nécessairement en France par un homme providentiel ?

Les grandes crises de l’histoire sont propices à l’apparition de sauveurs providentiels : Jeanne d’Arc, Henri IV, Bonaparte, Clemenceau, de Gaulle…Il est bien entendu permis de rêver mais il en vient, en moyenne, un tous les deux ou trois siècles… Aujourd’hui, faute de sauveur providentiel, c’est avant tout d’hommes d’Etat que la France a besoin, c’est-à-dire de personnalités refusant la logique de la politique spectacle et de l’esbroufe médiatique pour placer au service de la France, pour la durée nécessaire, leur désintéressement personnel, leur sens de l’histoire et leur force de caractère, déterminés à travailler sérieusement au redressement du pays.

 

 

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Author: Redaction