Des chercheurs du CEA Iramis apportent une nouvelle preuve du caractère quantique du monde, même à notre échelle. Ils ont observé, pour la première fois, que des mesures successives sur un objet macroscopique (ici, un circuit électrique supraconducteur) peuvent contredire une propriété mathématique démontrée pour tout système se comportant suivant les lois de la physique classique, et connue sous le nom « d’inégalité de Bell en temps ». Ces résultats sont publiés dans la revue Nature Physics du 1er juin 2010.
Depuis le début du 20ème siècle, un débat philosophique autour du concept de réalisme du monde anime les physiciens. Les propriétés des objets existent-t-elles avant d’avoir été mesurées ou sont-elles au contraire définies par des superpositions d’états ? Concrètement, un objet peut-il, par exemple, se trouver simultanément à deux endroits différents avant d’avoir été observé ?
Pour formaliser ce débat, le physicien John Bell établit en 1964 des inégalités en supposant que le monde est régi par la physique dite « classique ». Ces inégalités sont clairement réfutées expérimentalement pour la première fois par l’équipe d’Alain Aspect, dans les années 1980 : l’étude de deux photons corrélés, séparés par une grande distance, révèle ainsi la nature intrinsèquement quantique du monde : deux objets peuvent être si intimement « enchevêtrés » que parler de l’état de chacun d’eux n’a plus de sens, même lorsqu’ils sont très éloignés l’un de l’autre.
En 1985, le physicien Anthony Leggett propose une inégalité similaire à celle de Bell, appliquée cette fois, non pas à deux objets séparés spatialement, mais à un unique objet mesuré à des instants successifs, d’où le nom d’« inégalité de Bell en temps ». Cette inégalité, qui n’avait jusqu’alors jamais été réfutée expérimentalement, vient d’être testée et « violée » pour la première fois par un groupe de chercheurs du CEA.
L’originalité de leurs résultats repose, entre autres, sur le choix du système étudié : au lieu d’utiliser un objet naturellement quantique comme un photon, un atome ou un électron, les chercheurs ont testé un circuit électrique macroscopique composé de jonctions Josephson et de condensateurs. En mesurant ce circuit, ils réussissent à réfuter l’inégalité de Bell en temps, montrant ainsi la nature « véritablement » quantique du circuit : il n’a pas d’état électrique bien défini s’il n’est pas mesuré, et ne peut être mesuré sans que son évolution temporelle n’en soit profondément modifiée.
Si elle apporte une nouvelle vérification originale des propriétés fascinantes du monde quantique, cette première violation de l’inégalité de Bell en temps ouvre aussi la voie à de nouvelles pistes de recherche. « Nous nous demandons notamment si la méthode de mesure utilisée ne pourrait pas servir à conserver par [rétro-action quantique] une superposition d’états électriques, en dépit des perturbations inévitables de l’environnement qui tendent à la détruire », précise Agustin Palacios-Laloy, chercheur au CEA Iramis. « Une telle maîtrise pourrait déboucher sur des applications en traitement quantique de l’information », conclut-il.
L’inégalité de Leggett stipule qu’une certaine quantité fL(t), calculée à partir de mesures successives sur un objet classique, doit rester inférieure à 1 (région blanche). La mécanique quantique prédit à l’inverse (courbe bleue) que fL(t) peut dépasser 1 (région jaune). Les mesures (points et barrettes d’incertitudes rouges) effectuées par les chercheurs du CEA suivent la prédiction quantique. Le point désigné par la flèche verte réfute de plus l’inégalité établie par Leggett. Le circuit électrique étudié est donc « véritablement » quantique, dans le sens où il n’obéit pas au réalisme : son état électrique n’existe pas s’il n’est pas mesuré et sa mesure le perturbe de manière fondamentale.
Repères :
- Institut Rayonnement Matière Saclay, en collaboration avec le physicien théoricien A. Korotkov de l’Université Riverside de Californie.
- Supraconducteur : matériau conduisant l’électricité sans résistance, et donc sans perte d’énergie par échauffement.
- Réalisme : propriété du monde selon laquelle les propriétés d’un objet existent indépendamment de leur observation. La physique quantique est une science qui décrit le monde comme non réaliste et probabiliste.
- Paire de photons corrélés : deux grains de lumière produits simultanément par une même source, et ayant des polarisations opposées.
- Jonction Josephson : dipôle électrique constitué de deux électrodes supraconductrices séparées par une mince barrière isolante.
- Rétro-action quantique : procédé consistant à mesurer faiblement et continument un objet quantique, et à rétroagir sur lui en fonction de l’information acquise.
Référence :
- Experimental violation of a Bell’s inequality in time with weak measurement, Agustin Palacios-Laloy, François Mallet, François Nguyen, Patrice Bertet, Denis Vion, Daniel Estève and Alexander Korotkov.
- Nature Physics – 1er juin 2010
http://www.nature.com/nphys/journal/vaop/ncurrent/full/nphys1641.html
Pour en savoir plus :
- Point de vue du physicien Johan E. Mooij, de l’Université de Technologie de Delft :
http://www.nature.com/nphys/journal/v6/n6/full/nphys1698.html