Voici une biographie de Céline (Louis Ferdinand Destouches), aussi impressionnante par le volume (plus de 1000 pages en trois tomes) que réellement fascinante, éblouissante. L’histoire de ce personnage depuis sa naissance en 1894 à sa mort en 1961, est tout simplement époustouflante et cette biographie déjà ancienne nous emporte au plus profond des pires abîmes du XXe siècle. Pour l’apprécier pleinement, il est impératif d’avoir lu les livres les plus célèbres de l’écrivain, au moins Voyage au bout de la nuit, Mort à Crédit et d’un Château l’autre. L’auteur de cette biographie est lui-même écrivain, avocat de Lucette, l’épouse de Céline après la mort de ce dernier. Il a écrit cette somme en la fondant sur une documentation considérable et inédite en particulier la correspondance privée de l’écrivain.
Certaines figures littéraires comme Paulhan, Nimier ou Jouhandeau ont considéré Céline comme l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, sinon le premier d’entre eux. En effet, Céline est l’inventeur d’un style qui consiste en la transposition sur le plan littéraire du langage populaire parlé. D’où une prose étrange, absolument révolutionnaire pour l’époque, constituée de phrases hachées, brisées, d’interjections, d’exclamations et d’expressions argotiques. Ce médecin exerçant dans un dispensaire populaire de la banlieue ouvrière au Nord de Paris (Bezons) trouvait son style dans la gouaille populaire, mais chacune de ses phrases, donnant de prime abord une impression de négligé, était précieusement ciselée et le fruit d’un travail approfondi. Son chef d’œuvre et premier roman, Voyage (récit halluciné d’un combattant de la Grande Guerre de 1914-1918), publié chez Denoël, a manqué le prix Goncourt d’un cheveu, par frilosité du jury.
Le cas Céline soulève l’éternelle question de la rencontre du génie et d’une personnalité médiocre, sinon indigne. Mort à Crédit est en partie une charge violente contre ses parents qu’il traîne dans la boue et ridiculise. Or, cette biographie, première sidération – stupéfaction – nous apprend qu’il était plutôt un enfant roi, choyé par son père et sa mère qui ont tout donné pour lui. Puis, son attitude avec sa première épouse bretonne, dont le père lui a inspiré une carrière médicale, se révèle détestable. Avec elle, Céline a eu une fille, Colette, avec laquelle il entretenait des rapports complexes. L’écrivain a détesté son gendre, sans raison précise, par jalousie intense, et n’a jamais accepté de le rencontrer comme il a toujours refusé tout contact avec ses cinq petits enfants, au prétexte de ne pas vouloir s’attacher à eux, éconduisant méchamment l’un d’eux (à la fin de sa vie) quand ils chercha à établir un contact… En revanche, il s’entourait en permanence d’une véritable ménagerie de chats, de chiens et d’oiseaux qui ne le quittaient jamais.
Mais surtout, à la fin des années 1930, l’écrivain a fait naufrage dans un antisémitisme délirant aux accents haineux. Ses pamphlets publiés à l’époque comme Bagatelle pour un massacre, sont de véritables appels au meurtre. Et les lettres privées de Céline, dont l’auteur, par volonté de transparence, divulgue de larges passages, le montre encore plus violent que dans les textes destinés à la publication. Céline a pris clairement partie en faveur de l’Allemagne hitlérienne. Entre 1940 et 1944, il multiple les contacts avec les autorités militaires et civiles allemandes pour obtenir diverses faveurs comme l’autorisation de se rendre à Saint Malo où il dispose d’un appartement. A titre privé (ou scientifique, dit-il) il se rend en Allemagne en 1942. Alors il est vrai qu’il n’est pas le seul dans le monde littéraire à se comporter de la sorte, et l’ouvrage souligne combien le tout-Paris littéraire, artistique, cinématographique, sauf exceptions, a fricoté avec l’occupant, y compris les bonnes consciences progressistes à l’image de JP Sartre. Non, il n’était pas le seul… Et puis, Céline haïssait les Allemands (qu’il appelait « les boches ») et ne quittait jamais son style provocateur, clochardisant, demi-fou, clamant dès 1942, lors de dîners mondains en présence d’Otto Abetz et des généraux allemands: Votre Hitler est foutu et l’Allemagne aussi! Mais il était intouchable car bénéficiant de protections en haut-lieu…
Menacé par la Résistance, il fuit Paris en juin 1944 avec sa seconde épouse Lucette et son chat Bebert pour l’Allemagne, où il passe quelques mois à Sigmaringen (le point d’attache des collaborateurs français). Ses rapports avec le maréchal Pétain et Pierre Laval sont exécrables, il les déteste et les méprise, comme il déteste et méprise presque tout le monde. Puis il quitte l’Allemagne dans des conditions rocambolesques, toujours en compagnie de Lucette et de son chat pour le Danemark où il avait dissimulé toute sa fortune en or, issue de ses droits d’auteur. Après la fin de la guerre, il est emprisonné à Copenhague mais il échappe à l’extradition vers la France grâce au dévouement extrême de son avocat, Mikkelsen qui l’héberge généreusement pendant plusieurs années une fois sorti de prison. Plus tard, dans un accès de paranoïa, Céline accusera son sauveur et bienfaiteur de lui avoir volé son or et de l’avoir ruiné…
Au début des années 1950, Céline bénéficie d’une amnistie de la justice française: il n’aurait pas participé à un mouvement actif de Collaboration ni frayé avec le régime de Vichy, et n’aurait pas directement de sang sur les mains – aucune dénonciation n’a pu être prouvée contre lui. En outre, ses écrits antisémites sont pour l’essentiel antérieurs à l’occupation allemande donc, selon la justice, ne relèvent pas à proprement parler de la Collaboration. Il peut donc rentrer en France. Installé à Meudon, dans une maison qui offre un panorama sur Paris, il poursuit son œuvre, dans la solitude extrême et volontaire et le dénuement auprès de Lucette et au milieu de sa ménagerie. Il publie chez Gallimard d’un Château l’autre (essentiellement ses souvenirs de Sigmaringen), chef d’œuvre au succès mitigé à la fin des années 1950… Et, se défend vigoureusement, face à ses détracteurs, contre toute évidence, d’avoir jamais été ni antisémite ni partisan de l’Allemagne hitlérienne…
MT