Entretien sur ma biographie de Georges Bidault avec M. Guillaume Perrault pour Figaro Vox

1 ) Georges Bidault reste un nom connu, mais n’a plus guère suscité la curiosité des biographes récemment. Pourquoi avoir enquêté sur lui ?

Georges Bidault a joué un rôle capital dans l’histoire du XXe siècle. Pour des raisons diverses, son parcours dans la Résistance, la reconstruction et la guerre froide a été largement occulté. De fait, il figure parmi les quelques héros de la lutte clandestine contre la barbarie nazie. A compter de 1944, il fut au côté du général de Gaulle, l’artisan de la reconquête du rang de la  France dans le concert des grande nations. Son action fut aussi déterminante dans la réconciliation européenne et dans la lutte contre l’impérialisme soviétique à partir de 1947. La postérité est souvent injuste. Il m’a paru indispensable de remettre en lumière l’histoire d’un héros français sans passer sous silence ses faiblesses et ses erreurs. Bidault est un personnage attachant, à la fois bohême, provocateur, cultivant un humour énigmatique et d’une extrême simplicité, tout comme le couple qu’il a formé avec Suzanne Borel, résistante et première femme diplomate. Et puis, il est utile, dans la période actuelle, de rappeler ce que peut être un authentique homme d’Etat porté par des convictions au service du bien public.

 2 ) Quels sont les débuts dans la vie de Georges Bidault ?

Georges Bidault est né dans le centre géographique de la France, à Moulins, en 1899. Il est le quatrième d’une famille de cinq enfants. Son père est assureur et il a perdu sa mère, catholique pratiquante, à l’âge de deux ans. Lui-même a été profondément marqué par la foi chrétienne de son milieu d’origine, formé par les pères-jésuites au collège de Bollengo, en Italie où il découvre la passion de l’histoire, du latin et de l’art oratoire. Il est toujours resté très attaché à sa famille, ses deux frères et ses deux sœurs, dont l’une, Agnès, fut aussi une grande résistante. L’enseignement de l’histoire a été une véritable vocation chez lui, major à l’agrégation en 1925. Toute sa vie, il s’est identifié à son premier métier auquel, pédagogue talentueux et innovateur, il vouait un véritable culte : celui de professeur.

 3) Dans la France de l’entre-deux-guerres, en quoi Georges Bidault a-t-il joué un rôle dans l’histoire de la démocratie-chrétienne ? Etait-il une figure du journalisme ?

Etudiant à Paris dès 1917, il s’implique dans le milieu associatif chrétien, actif à la conférence  Olivaint, engagé à l’ACJE, cette influente association de la jeunesse catholique. Il fréquente les milieux sillonistes, les chrétiens progressistes dont Marc Sangnier est l’emblématique inspirateur. Il s’oppose au « politique d’abord » de l’Action française, y voyant une forme de paganisme et estimant que les valeurs évangéliques doivent primer sur le nationalisme. Il s’impose comme l’un des principaux rédacteurs du quotidien de la démocratie chrétienne dans l’Entre-deux-Guerres, l’aube, créé par l’éditeur et homme de presse Francisque Gay, autre figure du Sillon et ami intime du Moulinois. A la suite des émeutes du 6 février 1934 à Paris, qui font seize morts et des centaines de blessés, il devient l’éditorialiste de ce quotidien, cumulant deux métiers, celui de professeur d’histoire à Louis-le-Grand et de journaliste. Il se fait alors connaître par ses éditoriaux enflammés qui dénoncent – avec une constance et une vigueur inégalées dans la presse française – la montée du racisme et de la barbarie nazie puis les entreprises hitlériennes d’asservissement de l’Europe.  

 4) Arrivons à la période la plus glorieuse de sa vie : la Résistance. Quand rejoint-il « l’armée des ombres » ? Quelles fonctions a-t-il occupé ?

Engagé volontaire, il a été fait prisonnier lors de la débâcle militaire de mai/juin 1940. Par le plus grand des paradoxes, dans la France occupée, la police militaire allemande a longtemps cherché un certain Georges Bidault, éditorialiste à l’aube qui avait traité le Führer de « bandit ». Or, les Allemands le tenaient entre leurs mains dans un camp de prisonnier en Allemagne, mais sous une autre identité, celle d’Augustin Bidault qui était son véritable nom d’Etat-civil… Libéré après un an de captivité, il est entré dans la Résistance à Lyon en 1941, aux côtés de ses amis de la démocratie chrétienne, fondateurs avec Henri Frenay du mouvement Combat. Sa rencontre avec Jean Moulin envoyé du général de Gaulle pour unifier la Résistance, au début de 1942 fut décisive. Jean Moulin fit de lui son bras droit et le nomma à la tête du BIP, bureau de l’information et de la presse, pivot des échanges de renseignements entre la Résistance et la France libre. Les deux hommes, l’un de sensibilité radicale et l’autre catholique pratiquant ont noué une indéfectible amitié à laquelle était associé Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin. Après l’arrestation et l’assassinat de Jean Moulin en juin 1943, Bidault – apprécié des diverses composantes de la lutte clandestine y compris des communistes –, s’est imposé comme son successeur en tant que président du Conseil national de la Résistance devenant ainsi le chef de la Résistance intérieure française sous le pseudonyme de Xavier ou Monsieur X, traqué par la Gestapo, jusqu’à la Libération de Paris dont il fut l’un des principaux acteurs.

 5) A la Libération, peut-on dire que Bidault est le chef du MRP ? Quels sont ses « combats » politiques entre 1944 et 1947 ?

A compter du 25 août 1944, la vie de Georges Bidault est dominée par le tandem passionnel qu’il forme avec le Général de Gaulle. La rencontre entre les deux Résistances (extérieure et intérieure) qu’ils incarnent, est houleuse. Bidault et le général se heurtent déjà quand ce dernier, à l’Hôtel de ville de Paris, refuse de proclamer la République qu’il estime n’avoir jamais cessé d’incarner… Mais de Gaulle en fait son ministre des Affaires étrangères pour qu’il incarne aux yeux du monde entier la France en lutte contre la barbarie nazie. Leurs relations sont tendues. Le Général, homme d’ordre et d’autorité, apprécie peu le caractère frondeur du professeur-journaliste qui lui tient tête. Pourtant, leur tandem explosif fut directement à l’origine du retour de la France au premier rang des nations et Bidault joua un rôle décisif, auprès du Général, pour que la France obtienne un siège permanent au secrétariat général de l’ONU. En parallèle, Bidault fut en effet le principal fondateur du MRP, parti d’inspiration démocrate chrétienne représentatif de la résistance catholique. Le MRP se proclamait à la fois le parti de la fidélité au général de Gaulle et celui de la « révolution par la loi ». Tout juste créé il remporta de spectaculaires victoires électorales et fut un pilier des gouvernements de l’après-guerre.

 6) Bidault a été un pilier des gouvernements de coalition de la IVe République. Combien de temps est-il resté ministre des affaires étrangères ? Quel est son bilan ?

Il fut ministre des Affaires étrangères, presque sans discontinuer, de septembre 1944 à juillet 1948 puis en 1952 et 1953. C’est le général de Gaulle qui l’a nommé au Quai d’Orsay mais il y est resté après la démission de l’homme du 18 juin en janvier 1946 et l’instauration de la IVe République. Bidault fut l’un des principaux acteurs de la guerre froide, tenant tête à Molotov et à Staline, puis négociateur du plan Marshall ce gigantesque apport financier des Etats-Unis à l’Europe pour financer la reconstruction et de l’alliance Atlantique face au danger soviétique alors que Staline impose une impitoyable dictature communiste aux pays d’Europe centrale et orientale. Il a pris une part essentielle, dès 1947, dans la réconciliation avec l’Allemagne et l’Italie. Toutefois, en désaccord avec à ses amis du MRP, il s’est opposé au projet d’Europe fédérale, préconisant lui-même, selon sa propre formule, de « faire l’Europe sans défaire la France. » Par ailleurs, Bidault fut président du Conseil (Premier ministre) en 1949-1950, à l’origine de la libéralisation des négociations salariales (conventions collectives) et de l’instauration d’un salaire minimum, pierre angulaire de la politique sociale française dans le contexte des « Trente Glorieuse ».

 7) Lors de la crise de mai 1958, soutient-il tout de suite le retour de De Gaulle ? Si le MRP participe au gouvernement De Gaulle, le dernier de la IVe République, Bidault lui-même a-t-il été associé à la préparation de la Ve République ?

Il fut en effet parmi les principaux artisans du retour au pouvoir du général de Gaulle en mai/juin 1958. La IVe république est alors engluée dans la guerre d’Algérie, les gouvernements tombent les uns après les autres dans un contexte d’impuissance, de déliquescence de l’autorité de l’Etat et de menaces de putsch et de guerre civile. Lui-même intervient auprès du Général pour tenter de le convaincre de revenir et selon des témoignages de l’entourage de Charles de Gaulle, l’intervention de son ex-ministre des Affaires étrangères a pesé lourd dans sa décision. Bidault a par la suite voté en faveur de l’investiture du Général. Il comptait sur lui pour restaurer l’autorité de l’Etat et la paix en Algérie dans le respect de l’unité nationale – à l’époque, de Dunkerque à Tamanrasset. Tous deux se sont rencontrés à plusieurs reprises. Bidault a fait campagne pour le vote Oui au référendum sur la Constitution de la Ve République.

8) La grande rupture dans la vie publique de Bidault intervient, on le sait, lors de l’affaire algérienne. Quand a-t-elle lieu et pourquoi ?

Il importe de se resituer dans le contexte politique de l’époque. Jusqu’à 1957-1958, la classe politique, dans son ensemble, n’envisage pas la séparation de la France et de l’Algérie. Les gaullistes, à quelques exceptions près, sont convaincus que les départements algériens doivent rester dans la République. Bidault est acclamé debout par l’Assemblée nationale quand il prône « l’intégration » c’est-à-dire l’égalité parfaite des droits entre les différentes communautés algériennes, « européennes » et « musulmanes ». Sa vision de l’Algérie française est républicaine, partagée à l’époque par de nombreuses personnalités de droite comme de gauche – Albert Camus dit la même chose que lui. Il est, selon lui, du devoir de la France d’assurer la liberté, l’égalité et la fraternité, le développement économique et social des départements au sud de la Méditerranée, contre la menace soviétique et nationaliste arabe. Le discours sur l’auto-détermination algérienne du président de Gaulle, le 16 septembre 1959, fondé sur la conviction que la France n’a pas vocation à gérer l’explosion démographique prévisible en Afrique du Nord lui apparaît comme un reniement de la parole donnée et le précipite dans une opposition farouche au Général malgré le soutien massif de l’opinion à ce dernier.

 9) On peine à imaginer cet intellectuel dans l’OAS. Qu’a-t-il fait dans la clandestinité ? Qu’espérait-il ? N’a-t-il pas été une caution, une vitrine « respectable » pour des activistes recourant au terrorisme ?

Bidault n’a jamais appartenu à l’OAS. La confusion est venue du fait que son refus de la séparation était radical et sans concession. Mais il était d’ordre politique et idéologique. A compter de la signature des accords d’Evian accordant l’indépendance à l’Algérie en mars 1962, Georges Bidault qui était sous la menace physique des barbouzes (organisation para-policière traquant les partisans de l’Algérie française) a choisi l’exil en Suisse, en Italie puis en Allemagne. Cependant, il a démenti avoir jamais donné ni cautionné d’ordre d’assassinat ou de commettre des violences. Certes l’OAS agonisante au printemps 1962, a cherché à récupérer le nom de Bidault à son profit. Un activiste de cette organisation a été arrêté par la police portant une lettre du général Salan, alors en détention, qui désignait Bidault comme son successeur à la tête de l’OAS. Cependant le général Salan a formellement démenti devant la justice avoir jamais rencontré Bidault depuis la création de l’OAS ni même sollicité son avis avant de prendre cette initiative. Bidault lui-même n’a cessé de répéter qu’il avait appris l’existence de cette lettre (unique preuve de sa prétendue collaboration avec l’OAS) à la lecture de la presse alors qu’il se trouvait en Italie…  

 10) Une fois gracié ou amnistié, est-il resté un pestiféré jusqu’à sa mort en 1983 ?  

Georges Bidault a toujours expliqué son choix en faveur de l’Algérie française par la fidélité à ses convictions. Il n’a jamais été condamné – n’ayant commis aucun délit autre que d’opinion –, donc il ne fut ni gracié ni amnistié… Concernant l’Algérie, il était exactement sur la même ligne que Michel Debré mais tandis que ce dernier (comme les autres gaullistes à l’exception de Jacques Soustelle) a fait prévaloir sa loyauté envers le Général de Gaulle, Bidault s’est enfermé dans une ligne jusqu’au-boutiste au nom de la fidélité à ses convictions. Il n’est guère de destin plus tragique que celui du Moulinois. Le héros de 1944 est ainsi devenu un paria, pourchassé par toutes les polices européennes et contraint de fuir de pays en pays. Lui qui fut l’un des principaux artisans de la réconciliation européenne est ainsi devenu un véritable gibier de potence à l’échelle du continent. En 1963, il a trouvé l’asile au Brésil, à Sao Paulo avec son épouse Suzanne. Au moment de leur retour en France pendant les événements de mai/juin 1968, il était quasiment oublié du grand public. Ses anciens amis de la démocratie chrétienne comme la quasi-totalité de la classe politique et des intellectuels, le traitaient en pestiféré avec une hargne et un mépris qui sont allés jusqu’à vouloir effacer son rôle dans la Résistance… Une infime poignée de fidèles lui a tendu la main : Laure, la sœur de Jean Moulin, Daniel Cordier ou Jules Moch qui l’appréciait malgré leurs divergences sur l’Algérie. A sa mort en 1983, le seul hommage digne de son parcours est venu de l’horizon le plus inattendu, celui du président François Mitterrand.

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Author: Redaction