Discours lors de la cérémonie de commémoration du génocide arménien de 1915

Paris, 24 avril 2019

Seul le prononcé fait foi

Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Messieurs les préfets,
Madame la maire de Paris,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Messieurs les co-présidents du conseil de coordination des organisations arméniennes de France,
Mesdames et Messieurs,
Chers compatriotes et chers amis,

« L’Arménie expire. Mais elle renaîtra. Le peu de sang qui lui reste est un sang précieux dont sortira une postérité héroïque. » Lorsqu’Anatole France prononce ces mots, le 9 avril 1916, à la Sorbonne, le premier génocide du XXe siècle vient d’avoir lieu.

Anatole France, Charles Péguy, des sentinelles de liberté avaient tenté de dénoncer les massacres perpétrés contre les Arméniens, depuis 1894. A la Chambre des députés, plusieurs interventions, notamment celle de Jean Jaurès, le 3 novembre 1896, avaient interpellé le gouvernement. Des tracts, des articles de journaux, des revues d’intellectuels avaient largement alerté l’opinion publique, jusqu’aux Etats-Unis et au Canada. Un vaste courant arménophile réclamait le respect des traités et l’intervention des puissances européennes. Mais la Première Guerre mondiale éclate et la tentative d’extermination du peuple arménien prend un nouveau tour tragique.

Plus d’un siècle après, regarder l’horreur en face est un préalable pour rendre justice. Mener un travail de mémoire et d’histoire, courageux et rigoureux, est l’unique manière d’emprunter un chemin de résilience. En rendant hommage aux victimes du génocide arménien, la France est fidèle à elle-même, fidèle à ses valeurs. C’est son honneur que de l’assumer. Elle ne se laissera impressionner par aucun mensonge, par aucune pression. Ce que nous recherchons, c’est l’exactitude historique, et la réconciliation.

Le déroulement du génocide arménien annonce, dans l’horreur de son épure, les autres génocides du XXe siècle. Un lent processus de stigmatisation désigne d’abord les Arméniens comme des traîtres, des « ennemis de l’Intérieur ». La tentative d’extermination est menée sournoisement à Trébizonde, à Brousse, à Smyrne. Les boycotts et les vexations, le pillage des campagnes et la destruction de monastères précèdent un déchaînement d’atrocités.

Le 24 avril 1915, les élites arméniennes de Constantinople sont les premières visées : c’est le coup d’envoi du génocide. Un mois plus tard, le 24 mai 1915, la France, l’Angleterre et la Russie publient une déclaration commune pour condamner ce qu’elles qualifient de « nouveau crime de lèse-humanité ». Le terme de génocide n’existe pas encore. Mais les nations européennes, bien qu’enlisées dans le conflit mondial, ont déjà conscience de la gravité et de la spécificité de ces crimes que la juridiction internationale qualifie désormais de « crimes contre l’humanité » imprescriptibles.

D’avril 1915 à juillet 1916, un million et demi d’Arméniens sont pendus, écartelés, brûlés vifs. Les déportations massives transforment les chemins d’Anatolie en routes de mort. Femmes et enfants de tous âges sont martyrisés. Un peuple millénaire et industrieux, qui avait contribué à la prospérité de l’empire ottoman, subit une tentative d’anéantissement méthodique, organisée.

Les Arméniens ont été mis à mort, en tant que peuple, « car ils étaient fautifs d’être enfants d’Arménie ». Car ils incarnaient une minorité ethnique et chrétienne, donc une différence. La spécificité des génocides, c’est de considérer qu’on est coupable d’être soi-même.

C’est pourquoi la France attache une telle importance au travail de mémoire et d’histoire qui succède à la sidération. Depuis la loi du 29 janvier 2001, « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », dont l’existence est avérée par des faits depuis longtemps établis par les historiens.

Mais la loi ne suffit pas à entretenir le souvenir et la connaissance historique. Le 5 février dernier, le Président de la République s’était engagé à ce que la date du 24 avril devienne la journée de commémoration annuelle du génocide arménien 1915. Un décret le prévoit désormais.

En instaurant cette journée de commémoration, la France entend contribuer à faire reconnaître le génocide arménien comme un crime contre l’humanité, contre la civilisation. La position de la France est constante, contre toutes les formes d’oubli, d’indifférence ou de négation qui sont une nouvelle tentative d’anéantissement. Car tout génocide porte avec lui, en lui, la tentative de nier le crime commis, de camoufler les traces.

Chaque année, le 24 avril, nous rendrons désormais hommage, aux morts, aux suppliciés, « à ce peuple qui dort sans sépulture ». Mais nous rendrons aussi hommage aux survivants et à ceux qui leur ont porté assistance. A ceux qui ont essayé de reconstruire l’Arménie, ne serait-ce que dans leur cœur, quand ils étaient contraints à l’exil. Cette journée portera aussi la voix de ceux qui ont hérité du silence, en découvrant, parfois très tardivement, qu’ils étaient arméniens. Leurs ancêtres s’étaient convertis pour sauver leurs familles. Un siècle après les tueries, ils sont de plus en plus nombreux à retrouver les traces de leur histoire familiale. A comprendre qui ils sont et d’où ils viennent.

Cette journée de commémoration nous offre aussi l’occasion d’exprimer notre affection et notre reconnaissance à tous ces enfants d’Arménie, devenus fils et filles de France. La France et l’Arménie avaient tissé des liens d’amitié millénaires qui étaient, bien sûr, fondés sur le christianisme, mais aussi sur les idéaux de 1789. Beaucoup d’Arméniens étaient francophiles, et francophones. Après le génocide, c’était donc l’honneur de la France de leur ouvrir les portes de notre pays dont ils connaissaient et partageaient les valeurs.

Nombre de rescapés du génocide arménien se sont ensuite engagés dans la résistance face à la barbarie nazie, lors de la Seconde Guerre mondiale. Leur souvenir du génocide était encore à vif. Je pense évidemment à Missak Manouchian et à ses camarades. Le 21 février 1944, dans la dernière lettre qu’il adresse à sa bien-aimée, Manouchian écrivait : « Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement ». Il avait raison. Comme beaucoup d’écoliers français, j’ai admiré les visages de ces héros sur la célèbre Affiche rouge reproduite dans nos manuels d’histoire.

Ayons une pensée pour Arsène Tchakarian qui nous a quittés le 4 août 2018, après avoir longtemps porté la mémoire du groupe Manouchian. Plus que jamais, il nous appartient de chérir et de perpétuer cette mémoire. Celle des blessures et celle de l’héroïsme. Anatole France avait raison d’annoncer une « postérité héroïque » à l’Arménie. De la Première à la Seconde Guerre mondiale, grâce à ces martyrs devenus héroïques, les mémoires de la France et de l’Arménie se sont en partie confondues.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Arméniens ont participé à la reconstruction de la France, par leur travail. La France devient l’une de ces « terres d’espérance » dont leurs ancêtres espéraient qu’ils pourraient un jour fouler le sol. Un de ces « pays ouverts d’hommes aux mains tendues ». Ils ont contribué et ils contribuent à son rayonnement culturel, intellectuel. Le Père Komitas, dont la statue a été érigée en hommage aux victimes du génocide, était musicologue et réfugié en France après avoir survécu aux tueries. Je pense aussi aux réalisateurs Henri Verneuil et Robert Guédiguian, à Michel Legrand et à Charles Aznavour dont les chansons coïncident si souvent avec nos vies dans ce qu’elles ont de plus joyeux ou de plus nostalgique. Je pense à tous nos compatriotes d’origine arménienne qui n’oublient rien de leurs origines ni de leur histoire mais qui s’engagent pour bâtir une France forte, diverse et fraternelle.

La diversité et la fraternité, nous savons combien leur défense reste impérieuse, partout dans le monde. Au Sri Lanka, à Christchurch, des hommes, des femmes et des enfants ont été visés et tués pour ce en quoi ils croyaient, pour ce qu’ils étaient. Rien n’est plus opposé aux valeurs fondamentales de la France. Nous suivons notamment, avec beaucoup de vigilance, le sort des Chrétiens d’Orient dont l’existence et la civilisation subissent des assauts répétés.

Depuis longtemps déjà, Mesdames et Messieurs, des voix courageuses œuvrent au travail de mémoire et de dialogue entre Turcs et Arméniens. Cette journée de commémoration du génocide arménien, nous en sommes convaincus, est une journée de paix. Elle n’est célébrée au détriment d’aucun peuple.

Organiser cette journée de commémoration, tous les 24 avril, c’est signifier que le combat contre la barbarie concerne tous nos concitoyens. Et peut-être qu’il est un combat contre une tentation humaine dont l’histoire récente démontre que des peuples entiers peuvent y succomber. Plutôt que cette négation de notre humanité nous pouvons emprunter le chemin de l’honnêteté intellectuelle. Plutôt que l’intolérance, la violence et la haine, nous pouvons choisir le respect d’autrui et le respect de ce que nous voulons être. Et c’est en empruntant ce chemin, avec courage et lucidité, que nous achèverons d’apaiser les cicatrices, sans rien oublier, pour transformer le temps des douleurs et parfois des supplices en un temps de la réconciliation et de l’amitié. En « temps de la vie ».

Je vous remercie.

 
Discours de M. Édouard PHILIPPE Premier ministre – Cérémonie de commémoration du génocide arménien de 1915 – 24.04.19

Author: Redaction