Intervention de Marisol Touraine
Ministre des Affaires sociales et de la Santé
Intervention devant l’UNAM
Mercredi 1er juin 2016
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Mesdames, Messieurs,
Je suis ravie d’être parmi vous aujourd’hui. Ravie de m’exprimer devant des étudiants. Le monde a besoin de vous, de vos talents, de vos recherches, pour construire la société de demain face aux grands défis de ce XXIe siècle. Ravie, aussi, de m’exprimer en Amérique latine, ma seconde culture.
Je veux remercier l’Universidad nacional autonoma de Mexico de m’avoir invitée à m’exprimer sur les politiques sociales et la lutte contre les inégalités en France. La France est une grande puissance mondiale. On a beaucoup dit qu’elle avait mieux résisté à la crise économique que ses voisins européens. Cela, nous le devons notamment à la force de notre modèle social. Un modèle universel et solidaire. Mais ce modèle n’échappe pas aux grands enjeux du XXIe siècle : crise économique, contrainte budgétaire, mondialisation, individualisme grandissant, nouveaux risques. Le monde entier doit relever ces défis.
Aujourd’hui, je veux tenter de répondre avec vous à trois grandes interrogations. Peut-on maintenir un modèle social fort face à une société et un marché du travail qui évoluent ? Comment s’appuyer sur nos politiques sociales pour renforcer la démocratie face aux extrémismes et aux populismes ? Et enfin, est-il encore possible aujourd’hui, pour un pays, d’adopter un tel modèle social ?
Le modèle social français a été construit au sortir de la guerre. Il fait désormais face à la mondialisation et aux bouleversements de la société.
Notre modèle repose sur l’idée selon laquelle « chacun est responsable de tous », selon les mots de l’écrivain Antoine de Saint-Exupéry. La ligne de force de ce modèle, c’est l’universalité : chacun est à la fois celui qui contribue et celui qui reçoit. La société toute entière est protégée. Chacun bénéficie d’une protection face à la maladie : la sécurité sociale prend en charge les soins, les médicaments, le salaire en cas d’interruption du travail. Une protection pour la retraite : tout au long de leur vie, les Français cotisent à une caisse publique qui leur permettra, plus tard, de bénéficier d’une pension. Une protection pour fonder une famille : chaque famille a droit à des allocations pour l’aider à assumer les coûts nécessaires à l’éducation de ses enfants.
La conséquence, c’est que chacun peut se projeter ou se reconnaître dans ce modèle, ce qui est un élément majeur de consentement. Et pourtant, ce système dans lequel chacun se reconnaît grâce à ces principes universalistes est un modèle puissamment redistributif. Beveridge disait qu’une politique ciblée pour les pauvres serait une pauvre politique : ce qui permet à notre modèle d’être puissant et efficace, c’est le consentement global à y consacrer beaucoup, alors que les modèles anglo-saxons limitant le modèle social à un « filet de solidarité » ont conduit à une solidarité limitée.
C’est là la grande force du modèle français : au sein d’un modèle marqué par l’universalisme, des politiques très fortes pour lutter contre la pauvreté ont été construites. Des allocations spécifiques à la condition de chacun ont peu à peu été créées dans la seconde moitié du XXe siècle. Toute personne qui réside légalement en France, lorsqu’elle ne travaille pas, a droit à un revenu de solidarité. Les personnes qui vivent dans la précarité bénéficient d’un soutien financier pour payer leur loyer ou leurs charges d’électricité et de gaz, par exemple. Les familles monoparentales, souvent des mères isolées, ont aussi droit à une aide financière importante.
Ce modèle a été le moteur de la reconstruction de la France. La France est le champion d’Europe de la natalité et fait partie des pays où l’espérance de vie est la plus élevée. Mais on ne peut plus se reposer sur cette fierté.
Avec la mondialisation, les nouvelles technologies, le marché du travail est bouleversé. Hier, tout le monde avait un travail et gardait son travail toute sa vie, souvent dans la même entreprise. Notre modèle a été construit sur une contribution liée au travail : les salariés, en cotisant, se protègent contre les risques qui pèsent sur eux. Aujourd’hui, la persistance d’un chômage élevé, le développement de formes de travail précaires, portent de nouveaux risques. Le ralentissement économique réduit l’entrée de cotisations, ce qui remet le système en question. Le chômage fait peser le risque d’une double-peine pour ceux qui en sont victimes : quand on ne travaille pas, on ne cotise pas, et donc on met en danger sa retraite.
Plus globalement, c’est toute la société qui a changé. L’espérance de vie en bonne santé a augmenté globalement, mais elle masque des inégalités : en France un cadre vit 10 années de plus qu’un ouvrier. Les familles ont changé : les femmes veulent travailler et doivent pour cela faire garder leurs enfants, le nombre de familles monoparentales augmente et ce sont souvent des femmes qui connaissent la précarité.
Face à cette réalité, il y a trois réponses possibles. La réponse libérale, d’abord, qui propose de supprimer des protections pour rééquilibrer le système, quand bien même la société n’a jamais eu tant besoin de solidarité. La réponse conservatrice, ensuite, qui propose de ne rien bouger, de maintenir le système à l’identique, même si il n’est plus adapté. Et puis il y a une troisième réponse – celle que porte le Gouvernement auquel j’appartiens – qui consiste à repenser, à réinventer notre système pour répondre aux défis que je viens d’évoquer.
Cette réponse, c’est ce que j’appelle la « personnalisation des droits ». Face à la nouvelle réalité du XXIe siècle, la société n’a plus besoin de droits qui soient les mêmes pour tout le monde : il faut s’adapter à la situation de chacun, il faut innover.
Quelques exemples. Nous avons pris des mesures pour que les périodes de chômage, d’emplois précaires, ou encore de temps partiels, ne pénalisent pas les salariés au moment de la retraite. Nous avons créé un système qui permet aux salariés qui ont commencé à travailler plus tôt que les autres, où travaillent dans des conditions plus difficiles que les autres, puissent partir à la retraite avant les autres. Nous avons décidé que toutes les familles ne toucheraient plus le même montant d’allocations familiales : les familles les plus riches reçoivent désormais moins d’aides financières que les plus pauvres. Pour répondre à la situation difficile de beaucoup de mères à qui l’ex-conjoint ne paie pas la pension alimentaire, nous avons créé un système qui permet à l’Etat de verser cette pension à la mère, puis de se retourner vers le père pour être remboursé.
Ce ne sont que quelques exemples, mais ils montrent bien – et c’est ma conviction – que oui, un modèle social fort est possible au XXIe siècle, à condition de l’adapter à la réalité de la société.
J’en viens au deuxième questionnement que j’évoquais tout à l’heure : comment s’appuyer sur nos politiques sociales pour renforcer la démocratie face aux extrémismes et aux populismes ?
L’exemple de la France montre combien les politiques sociales et la démocratie sont intimement liées. Notre modèle est né de l’espoir d’un monde meilleur, dans un pays blessé par la seconde guerre mondiale, décidé à se relever des ruines. Pour éviter de sombrer face aux menaces, face à la crise, le pays devait être uni et solidaire.
C’est un gouvernement réunissant forces de gauche et conservateurs qui crée la sécurité sociale. Ils sont tous habités par une prise de conscience : l’égalité politique ne suffit pas à faire République. La citoyenneté politique crée l’égalité entre les individus, mais c’est la citoyenneté sociale qui les rassemble et les unit. La solidarité produit du partage. Dans les périodes de tension, de pression ou d’agression ce lien indéfectible change tout. La tragédie des années 30 a érigé la solidarité en bouclier de la République. Ceux qui se jouent de la solidarité, dans les temps troublés, fissurent le pacte commun.
Aujourd’hui, les populismes, les extrémismes, prospèrent sur un dévoiement des politiques sociales. Ils attisent la peur d’une remise en cause de certains éléments du modèle social dans les classes populaires, s’agissant de la retraite ou des politiques familiales. Cela rend plus nécessaire encore une politique d’assainissement des comptes pour garantir la pérennité du système.
Les partis d’extrême droite ciblent aussi celles et ceux qui sont les plus frappés par les difficultés économiques et sociales, pour leur expliquer que la solidarité d’hier est aujourd’hui devenue une politique « d’assistanat ». A ceux qui travaillent dur pour de faibles revenus, ils font croire que d’autres en ne travaillant pas, gagnent autant voir plus qu’eux, grâce aux allocations sociales. A ceux qui sont au chômage et qui vivent de la solidarité, ils font croire que d’autres fraudent et bénéficient indûment d’allocations. A ceux qui vivent loin de grandes villes, ils disent qu’ils sont abandonnés par l’Etat et que leurs services publics sont voués à disparaître. Ils mettent en cause la solidarité à l’égard des étrangers, accusés d’être de profiter d’un système auquel ils n’ont pas droit, et auquel ils ne contribuent pas.
Cette réalité frappe l’ensemble des pays développés. A quelques centaines de kilomètres d’ici, un candidat à la Maison Blanche en a fait un argument de campagne. En France, le principal parti d’extrême droite en fait son cheval de bataille. Face à cela, j’ai tenu bon. J’ai refusé de revenir sur la gratuité des soins pour les étrangers en situation irrégulière, qui est au cœur des valeurs d’humanisme et de solidarité de la France. Et j’ai créé de nouveaux droits, notamment pour aider financièrement les étrangers qui ont contribué à la reconstruction de la France après la guerre mais qui, parce qu’ils étaient employés clandestinement, n’ont pas cotisé et n’ont donc pas de droit à la retraite.
Pour combattre ceux qui cherchent à mettre à mal la démocratie, il faut donc des convictions et de la pédagogie. Mais j’ai la conviction qu’il faut encore plus que cela. L’enjeu, c’est de montrer à chaque personne qu’elle bénéficiera toujours du modèle social et de la solidarité. Nous avons ainsi créé en France une prime pour ceux qui travaillent en ayant un faible revenu, et qui ont souvent l’impression d’être laissés de côté. Nous avons mis en place des mesures pour inciter les médecins, les professionnels de santé, à s’installer dans les territoires ruraux, ce qui permet de combattre le sentiment d’abandon.
Ma conviction, c’est donc celle-là : nos politiques sociales peuvent être un instrument de lutte contre l’extrémisme. A condition d’innover.
Le dernier questionnement que je voulais aborder avec vous avant de répondre à vos questions, c’est celui de l’exportabilité du modèle social français.
A l’heure où les crises économiques, financières et sociales frappent le monde, de nombreux pays s’interrogent sur leur capacité, sur l’utilité réelle, à adopter un modèle social fort. Je connais les interrogations qui parcourent actuellement le Mexique, entre l’ambition d’une couverture maladie universelle et les difficultés budgétaires.
Un modèle social comme celui de la France est duplicable aujourd’hui ? J’en suis persuadée, et cela pour deux raisons.
D’abord, parce que la protection sociale, c’est ce qui permet aux individus d’entreprendre, de travailler, de construire une famille, d’avancer sereinement. C’est aussi ce qui permet aux femmes de travailler, aux plus faibles d’être inclus dans la société. La protection sociale est donc vectrice de croissance, créatrice de richesses.
Ensuite, parce que la mondialisation fait peser les mêmes risques, apporte les mêmes défis, à tous les pays du monde. Et dans ce cadre, nous voyons en France combien notre modèle social est utile pour réduire les inégalités. Nous résistons mieux aux crises et, en réformant notre modèle, nous réduisons les inégalités. Une récente étude de l’Institut national des statistiques a ainsi montré que, pour la première fois depuis des années, les inégalités se sont réduites en 2013, et la pauvreté diminue.
La protection sociale est une solution d’avenir pour le monde. L’Inde, par exemple, vient d’engager une grande réforme pour créer un système de sécurité sociale universelle qui couvrira la maladie, la retraite et les accidents de travail. De très nombreux pays peuvent prétendre à l’adoption d’un tel modèle.
Mais plusieurs conditions doivent à mon sens être remplies pour engager et mener à bien de telles réformes. D’abord une légitimité démocratique. Il faut qu’un tel projet soit présenté, expliqué dans le détail à la population, qui doit pouvoir marquer son approbation à l’occasion d’une élection ou d’un vote. Ensuite, une stabilité politique. De telles réformes ne peuvent être menées que sur le long terme, et tout ce qui viendrait les rompre ou les affaiblir, même un temps, reviendrait à mettre en péril le projet. Enfin, la création d’un modèle de protection sociale doit reposer sur des principes forts, et notamment celui de la responsabilité budgétaire. Oui, il s’agit d’un modèle coûteux – la dépense publique de la France correspond à 57% de son PIB, les prestations financières versées par les administrations représentent 25,3 % du revenu disponible des ménages. Mais le modèle social, ce n’est pas que de la dépense publique en plus, ça peut être des économies collectives. Le système de santé américain, le plus coûteux du monde, montre combien l’absence de régulation peut être coûteuse.
Mesdames, Messieurs,
Voilà les grands enjeux qui, selon moi, sont aujourd’hui posés à la protection sociale et à la lutte contre les inégalités.
Je veux vous remercier une nouvelle fois pour votre invitation, et je suis ravie de pouvoir échanger maintenant avec vous.