Les Echos – interview de Marisol TOURAINE : «Nous devrions assumer pleinement notre bilan social»


Marisol TOURAINE a répondu aux questions de Pierre-ALAIN FURBURY, Solveig GODELUCK et Etienne LEFEBVRE, pour une interview publiée jeudi 11 février 2016 dans Les Echos.

Vous pouvez lire l’interview ci-dessous ou sur le site des Echos en cliquant ici.

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INTERVIEW – La ministre de la Santé défend la conférence de santé, qui se tient ce jeudi au Cese, et le bilan social de l’exécutif. Elle tacle la droite sur les déficits. Elle annonce une protection maternité pour les femmes médecins.

Que faut-il attendre de la grande conférence de la santé ?

Notre système de santé se transforme pour répondre aux défis du vieillissement et des maladies chroniques, c’est la raison d’être de la loi de modernisation de notre système de santé. A l’occasion de ce débat, les jeunes médecins, notamment, ont dit avec force que cette transformation devait se traduire par une évolution des conditions de formation et d’exercice. C’est le sens de la conférence de permettre cette évolution.

Les professionnels de santé font un métier magnifique et il faut leur permettre de l’exercer dans les meilleures conditions. La solennité de la démarche montre son importance : les débats se tiennent au Conseil économique, social et environnemental, à l’instar des grandes conférences sociales et environnementales. Les travaux préparatoires ont commencé au printemps, et ont rassemblé près de 400 personnes, pour 90 contributions institutionnelles. Il y a eu une vraie ébullition.

Les médecins libéraux ont le sentiment que vous ne les aimez pas et vont tenir en parallèle leurs propres « assises », c’est un échec pour la conférence ?

Je veux dire aux médecins que nous travaillons pour eux, avec eux. Tous les syndicats hospitaliers vont participer à la grande conférence, les internes, les jeunes médecins installés, les professions paramédicales, les associations de patients, ainsi que l’Ordre des médecins. Après avoir vu que des avancées se dessinaient, le principal syndicat de généralistes a même décidé d’y participer en y envoyant des observateurs.

Quant aux assises de la médecine libérale, elles traiteront d’un tout autre sujet, celui de la rémunération des médecins. Ce n’est pas le sujet de la conférence, mais celui de la convention médicale, dont la négociation débute le 24 février.

Comment comptez-vous améliorer la formation des professions de santé ?

Il faut créer plus de passerelles entre les formations médicales et paramédicales, car les jeunes professionnels savent qu’ils vont travailler ensemble désormais. Il faut qu’ils apprennent et se forment ensemble. J’ai par ailleurs expérimenté, pour l’accès aux études de médecine, un numerus clausus ciblé en fonction des besoins régionaux ; nous allons poursuivre la réflexion dans cette direction.

La loi de modernisation de notre système de santé a fait du médecin généraliste un socle de notre système de santé ; c’est pourquoi j’ai déjà annoncé la création de 40 postes d’assistants chefs de clinique en médecine générale pour 2016, et 40 autres pour 2017. Ils sont financés sur le budget de la Sécurité sociale cette année, et non sur celui de l’Enseignement supérieur. Nous allons voir comment prolonger cette dynamique et la pérenniser.

Enfin, Il faut garantir que tous ceux qui souhaitent exercer une profession paramédicale puissent se former : est-il normal par exemple que dans certains territoires, pour devenir masseur-kinésithérapeute on ne puisse se tourner que vers une formation privée ?

Quid des conditions d’exercice des libéraux ?

Il faut renforcer l’attractivité de l’exercice libéral, et pas seulement dans les territoires isolés. Concrè­tement, nous allons donc assurer une protection maternité aux femmes médecins, qui représentera plus de 3.000 euros par mois pendant­ trois mois (en plus de l’actuelle allocation forfaitaire). Sont concernées celles qui ne pratiquent pas de dépassement d’honoraires, ou bien qui se sont engagées à les limiter via un contrat d’accès aux soins. Environ 15.000 femmes en âge de procréer pourront béné­ficier de cette mesure, qui est une demande ancienne et récurrente des syndicats de médecins, notamment de MG France.

Alors que va s’ouvrir la convention médicale, les syndicats réclament tous une augmentation importante du tarif de base de la consultation, êtes-vous d’accord ?

Je suis favorable à une évolution de la rémunération. Mais cela relève de la négociation entre l’assurance-maladie et les médecins. L’enjeu porte sur le « comment » de cette revalorisation. Je rappelle que pour chaque consultation, un médecin généraliste touche en moyenne 8,50 euros de la Sécurité sociale, en plus des 23 euros, pour leur contribution à des objectifs de santé publique (par exemple inciter à dépister le diabète). Ce complément est important et je suis attachée à la valorisation des pratiques de prévention.

Mais il faudra sans doute aussi simplifier le millefeuille des rémunérations complémentaires : elles sont tellement nombreuses que les médecins s’y perdent, alors que les patients ne savent même pas qu’elles existent !

Aura-t-on les marges de manœuvre financières ?

Il faudra trouver le bon chemin entre des contraintes financières inévitables, et la nécessité de reconnaître à sa juste valeur le travail des professionnels. Je constate que jusqu’ici les comptes ont été tenus. Pour 2015, les comptes de la santé devraient être là encore conformes aux objectifs que nous nous sommes fixés. Nous avons même réalisé des économies supplémentaires, sans le faire sur le dos des patients.

Dans nos colonnes, Nicolas Sarkozy estime que des déremboursements sont devenus indispensables pour redresser les comptes, qu’en pensez-vous ?

Dérembourser, c’est ce que la droite a fait de 2007 à 2012 sans parvenir à réduire les dépenses de santé ! Il n’y a rien de structurel dans une telle politique, cela revient à créer un impôt sur les malades. Dérembourser, c’est obliger les patients à payer de leur poche pour leurs médicaments ou leur mutuelle. Au contraire, depuis que la gauche est aux responsabilités, le déficit de la Sécurité sociale a diminué. Nous avons engagé des réformes structurelles sur l’hôpital, qui a besoin de mutualisation, ou bien pour éviter les actes redondants… L’immobilisme n’est pas une solution dans un contexte budgétaire tendu. Mais il y a une ligne rouge : on ne touche pas aux droits de nos concitoyens. Nous avons la chance d’avoir un système social solidaire, c’est un atout y compris pour les industriels et les innovateurs.

Cependant, il est question d’un décret prochain qui pourrait aboutir au déremboursement de certains médicaments coûteux prescrits à l’hôpital, notamment contre le cancer…

Ce projet de décret ne prévoit pas de déremboursement, mais un ajustement des critères qui permettent un financement supplémentaire pour les médicaments à l’hôpital. Les médicaments innovants ne sont pas concernés. Je souhaite que tous les malades aient accès aux médicaments dont ils ont besoin. Et notamment aux médicaments innovants, souvent très coûteux, comme nous l’avons d’ailleurs fait pour le traitement contre l’hépatite C. Nous avons néanmoins besoin d’une volonté internationale pour peser sur les prix : j’ai porté le sujet à Davos, l’ai fait inscrire aux conseils européens de santé, et le président de la République a décidé de s’en saisir. Nous devons à la fois veiller à valoriser l’investissement des entreprises pharmaceutique et veiller à l’équilibre financier de nos systèmes de santé. Les industriels aussi y ont intérêt ! Sinon, les médicaments ne seront plus achetables demain, et n’auront plus d’avenir.

Avez-vous peur que les nouveaux médicaments déséquilibrent le système de soins ?

Hier, on lançait une nouvelle molécule tous les 15 ans. Aujourd’hui, c’est tous les 15 mois, avec de vraies perspectives de guérison. L’hépatite C va être éradiquée en France, c’est une certitude. Il va y avoir de grands progrès face au cancer. Mais la tentation de prix excessifs est là, je tire la sonnette d’alarme, car personne n’aurait à y gagner.

Que signifie être de gauche aujourd’hui ? N’y-a-t-il pas trop peu de marqueurs de gauche dans la politique du gouvernement ?

Je dis à tous ceux qui s’interrogent sur ce qu’est la gauche de regarder le bilan à quatre ans de ce gouvernement. Etre de gauche, ce n’est pas nier la réalité économique, c’est prendre à bras le corps le défi de la mondialisation et de la compétitivité des entreprises. Mais c’est permettre le progrès social, la réduction des inégalités et l’émancipation des individus. Ces exigences-là ont été portées. Le progrès social est là.

La droite n’aurait pas fait voter une loi qui allonge la durée de cotisation mais permet à ceux qui ont eu des conditions de travail pénibles de partir plus tôt. Dès cette année, près de 350.000 personnes vont bénéficier de points sur leur compte pénibilité. Etre de gauche, c’est garantir la solidarité de notre système de protection sociale et faire en sorte que ça ne soient pas les personnes, les malades notamment, qui portent les errements de gestion passés. Etre de gauche, c’est se préoccuper de l’accès aux soins toujours et partout.

Le tiers payant est une mesure de bon sens ; certains veulent en faire un marqueur idéologique. Si être de gauche, c’est garantir que tout le monde pourra accéder aux soins sans se préoccuper de savoir s’il peut payer ou non, alors je revendique haut et fort ce marqueur-là.

Etre de gauche, c’est se préoccuper de la situation des âgés et de leur ouvrir de nouveaux droits, permettre à des jeunes qui n’avaient pas de droits sociaux particuliers de bénéficier de la prime d’activité, qui reconnaît le travail. Parce qu’être de gauche, contrairement à ce que j’entends parfois, c’est faire du travail l’élément central de notre société.

Ce gouvernement est de gauche et je ne vois pas en quoi ceux qui s’arrogent le monopole de dire qui est de gauche ou ne l’est pas proposent des politiques plus à gauche que celle que défend ce gouvernement.

Mais à gauche, certains regrettent que les inégalités ne diminuent pas…

Nous sommes en période de crise et grâce à toute une série d’actions, les inégalités se sont plutôt resserrées alors qu’elles ont augmenté ou explosé, selon les cas, dans les pays de l’OCDE. Le plan pauvreté donne des résultats. L’accès aux soins a été conforté avec la réduction de ce qui reste à la charge des Français, alors qu’on avait vu le mouvement inverse, avec les franchises et les déremboursements, sous le quinquennat précédent.

Nous devrions être plus flamboyants dans notre manière de porter le bilan social, sociétal, du gouvernement et l’assumer pleinement. Nous sommes un gouvernement qui a assumé, contre une certaine tradition de gauche, la réalité économique internationale ; qui a assumé l’exigence de la lutte contre l’insécurité et le terrorisme. Mais nous devons assumer, collectivement, avec autant de force, le progrès social et les mesures que nous avons mises en place pour améliorer la vie quotidienne de nos concitoyens et lutter contre les inégalités.

N’auriez-vous pas préféré le droit de vote des étrangers plutôt que la déchéance de nationalité ?

Les Français ne veulent pas que s’étalent inutilement les divisions. Depuis le mois de décembre, nous ne nous consacrons pas à cette seule question ; le temps gouvernemental ne s’est pas interrompu. Autant j’avais dit mes réserves sur le projet initial, autant le texte me parait aujourd’hui répondre à l’exigence de solennité qu’appelle la période sans remettre en cause les principes fondamentaux auxquels nous sommes collectivement attachés.

La révision constitutionnelle n’est-elle pas condamnée à l’échec ?

Chacun doit assumer ses responsabilités. L’Assemblée nationale l’a fait. Au Sénat de le faire.

Le tiers-payant intégral n’est plus obligatoire. Qu’espérez-vous aujourd’hui ?

Il l’est pour les plus modestes, et le sera à partir de juillet pour ceux qui vont le plus chez le médecin, à savoir ceux qui sont remboursés à 100% par l’assurance-maladie, les malades chroniques et les femmes enceintes. Pour les autres, à partir de 2017, il le sera pour la partie remboursée par la Sécurité sociale. Je souhaite que la simplicité du système incite les médecins à pratiquer le tiers payant sur l’ensemble de la consultation.

La Cour des comptes réclame une hausse des prix pour renforcer l’effet des autres mesures comme le paquet neutre. ?

La discussion aura lieu au niveau du gouvernement. Pour ma part, comme ministre de la Santé, je suis évidemment favorable à une augmentation significative du prix du tabac.

Faut-il recentraliser le RSA comme le demandent les départements ?

Le RSA, ça ne doit pas être seulement le versement d’une allocation : ça doit aussi être des politiques d’insertion. Si on veut pouvoir accompagner des personnes très éloignées de l’emploi, si on veut leur permettre de retrouver une activité, on a besoin de politiques actives. Et ces politiques, pour être efficaces, doivent être locales. L’efficacité de ces politiques sociales passe par un engagement des collectivités locales. Et on ne peut dissocier le versement de l’allocation et la politique d’insertion.
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Author: Redaction