Lecture: L’absolutisme inefficace, Jean-François Revel, Plon 1992

Le seul fait d’ouvrir les yeux n’est pas être blasphématoire envers l’héritage gaullien. Et d’ailleurs, que dirait le Général à la vision actuelle d’une république dont il est censé être le fondateur? L’absolutisme inefficace de JF Revel, publié il y a 30 ans, est un petit ouvrage lumineux et prophétique sur la déliquescence des institutions politiques françaises. Il touche à un tabou. Il montre comment, déjà, trois décennies auparavant, le principe de sublimation d’un homme – l’occupant de l’Elysée – s’est substitué au sens de l’intérêt général. L’exaltation du chef suprême donne l’illusion de l’autorité au pays mais se traduit par l’aggravation de l’impuissance et du déclin. Ce petit ouvrage de 180 pages est hallucinant d’actualité, de lucidité et de vérité. Qu’on en juge par ces quelques extraits:

La présidence à la française contenait en germe la capacité de convertir en vices les vertus des hommes devenus ses prisonniers, leur intelligence en sotte suffisance, leur sens du devoir en culte du moi […] Elle rend fous ceux qui l’occupent, ceux qui la convoitent et ceux qui l’ont perdue […] Elle ne fonctionne pas et empêche tout le reste de fonctionner. Par son obésité croissante, elle encombre tout le territoire de l’Etat, elle écrase les autres autorités légitimes.

Au fur et à mesure que le système présidentiel a dégénéré au fil des ans et de la sclérose caractérielle de ses détenteurs, les conducteurs de la politique de la nation se sont recrutés toujours davantage parmi les amis personnels du chef de l’Etat, ses favoris, ses jeunes ou vieux serviteurs, ses courtisans et de moins en moins parmi des caractères politiques véritables, possédant une assise personnelle dans l’électorat et animés d’une conviction.

L’Etat achève ainsi de se délabrer entre les mains de toute une cour de dévots dévorateurs de faveurs qui se savent intouchables en tant qu’hommes du président, de tout un entourage de falotes créatures dont l’obséquiosité a fait la fortune et dont, aux affaires, l’infatuation égale l’impréparation.

Collaborateur du président, c’est, en pratique, le rôle auquel le rôle est réduit le Premier ministre, avec ce détail aggravant qu’il n’est pas pour autant un favori du président. De tous les domestiques, il est loin d’être le préféré du chef de l’Etat, toujours enclin à trouver en lui un rival ou un rebelle. [Pour éviter le risque du désaveu] l’énergie intellectuelle et nerveuse du Premier ministre s’épuise, bientôt toute entière, non plus à gouverner, mais à chercher ce que veut le président.

Du reste, non seulement le chef de gouvernement, mais les ministres, et aussi toute personne assumant quelque fonction dans l’appareil d’Etat ou le secteur public n’ose plus, en France, articuler la moindre phrase sans l’introduire par ces mots: « comme l’a dit le président de la République », ou « conformément au vœu du président de la République », ou conformément au vœu du président de la République […] La floraison des variantes est illimitée, la servilité qui les inspire identique.

De la plongée du parlement dans le néant, le Premier ministre tire sa propre ascension dans la servitude. Non seulement il ne jouit d’aucune autorité qui lui soit propre, faute d’être réellement et non mythiquement investi par la représentation nationale, mais l’autorité déléguée même qu’il reçoit du président lui est dans le détail constamment disputée et reprise par ce dernier.

Une bonne Constitution non seulement associe le contrôle à l’efficacité sans sacrifier l’un à l’autre, mais encore elle garantit l’efficacité parce qu’il y a contrôle. Nous pourrions peut-être tolérer la dérive monarchique de la présidence française malgré la vulgarité du spectacle qu’elle nous inflige, si elle permettait de mieux gouverner. Mais c’est le contraire qui se produit.

Lorsque le Premier ministre est dans son camp, le président finit par le traiter en ennemi soit parce qu’il le trouve trop indépendant, soit parce qu’il le trouve trop obéissant. Dans le premier cas, il lui en veut de ses succès, dans le second de ses échecs […] Dans les deux hypothèses, il l’empêche de gouverner, sans pour autant gouverner lui-même. Car l’irresponsabilité présidentielle est la grande maladie du régime. Et c’est une maladie contagieuse, qui se répand de haut en bas de l’appareil d’Etat.

Ou l’on est pas un favori du président, et dès lors, il vaut mieux ne prendre aucune initiative parce qu’on sera tenu pour coupable quoi qu’il arrive; ou l’on est un favori et l’on peut se permettre n’importe quelle bévue, car on est « couvert par le président » et donc on se paiera pas ses erreurs. Au pire, on changera de poste, on troquera une prébende contre une autre.

Or, le spectacle des faillites totalitaires nous l’a enseigné: l’efficacité du pouvoir est d’autant plus limitée que son irresponsabilité est illimitée […] La présidence de Ve république illustre cette loi éternelle que trop monopoliser le pouvoir empêche de l’exercer. L’excès de pouvoir tue le pouvoir, ou, pour être plus précis, l’action.

Ainsi la présidence dispose de l’omnipotence et de la durée, et pourtant […] n’a réalisé aucune des réformes dont la France avait besoin […] Notre présidence transcendante n’a traité en profondeur ni le statut de la fonction publique, ni l’Education, secondaire ou élémentaire, ni les universités, ni la fiscalité, ni la sécurité sociale, ni les retraites, ni l’immigration, ni la sécurité, face aux crimes et délits, ni la police, la justice, les prisons, ni la santé publique et les hôpitaux, ni le chômage et la formation professionnelle, ni la corruption qui a empiré.

Cette bouffonnerie […] ruine la thèse selon laquelle la très grande continuité et quasi-invulnérabilité de l’exécutif présidentiel entraînerait un fonctionnement de l’Etat plus efficace et mieux organisé que celui du système parlementaire. C’est le contraire qui se produit. L’invulnérabilité entraîne le laisser-aller dans l’action, l’arrogance et la suffisance dans le mensonge destiné à masquer les erreurs, et dans l’art de se dérober aux conséquences des échecs.

Récapitulons: le président de la République est assez fort pour ne tenir compte d’aucun des avertissements qui lui parviennent de la réalité et de la société, ce qui transforme sa force en faiblesse. D’où ces brusques désagrégations du pouvoir que l’on constate dans l’histoire de la Ve république – mai 1968, juin 1984, juillet 1992 – où il semble qu’il n’y a plus rien entre l’Elysée et la rue parce que l’Elysée, en effet, pour son confort, a laminé les pouvoirs intermédiaires et débranché les signaux d’alarme de sorte que le président se réveille périodiquement dans un paysage inconnu, face à un peuple qu’il a perdu de vue.

Sa méthode pour conduire les affaires devient donc un mélange vieux jeu d’autoritarisme et de démagogie. Autoritarisme étale et placide dans les périodes calmes, démagogie soudaine et désordonnée dans les moments d’éruption sociale.

La présidence de la Ve est donc en pratique une recette pour l’inaction. Elle se neutralise elle-même de par sa surcharge pondérale. Et elle neutralise les autres centres de décisions […] De plus engendrant l’immobilisme, qui est le propre à la longue de tous les régimes autocratiques, elle engendre aussi ce que j’appellerai les actions de substitutions, les actions factices. La communication remplace l’action, tandis qu’une agitation ostentatoire veut créer l’illusion de l’activité.

Chacun sait en France que les mots « chantier présidentiel » sont synonymes de « dépense illimitée ». Un des effets de l’hypertrophie présidentielle a donc été d’abolir en pratique le principe qui a été à l’origine même de la démocratie représentative : autoriser et contrôler la dépense du souverain.

En outre, détourné de son devoir envers l’intérêt général, l’appareil d’Etat devient une machine à plaisir et de profit entre les mains de son chef et de ses amis. La corruption, le népotisme, le favoritisme et le gaspillage s’installent, ainsi que l’indulgence à l’égard de l’incompétence des favoris et l’inconscience à l’égard de la sienne propre qui ne peut que croître dans des conditions aussi protégées, aussi propice à l’enflure du moi.

La flagornerie servile de l’entourage et la bienveillance légitimiste de l’opinion, il est vrai, accordent à la présidence une « prime » qui peut masquer longtemps les défaillances de l’occupant du poste, voire sa médiocrité. Le désastre n’en est que plus grave le jour où, enfin, on s’aperçoit de leur étendue.

MT

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Author: Redaction