Lecture: Journal intégral du Général Gourgaud, la bibliothèque de Sainte Hélène, Perrin, 2019

« Le seul et capital témoignage de la vie à Sainte-Hélène », affirme l’historien et homme politique anglais Lord Rosebery. Après avoir présenté l’an dernier le Mémorial de Las Cases, je viens de terminer la lecture du Journal intégral de Gaspard Gourgaud (1783-1852), premier officier d’ordonnance de Napoléon, qui fait le choix de l’accompagner en exil avec une poignée de fidèles jusqu’au bout, Las Cases, le Grand Maréchal Bertrand et Montholon avec leurs épouses.
 
Le Mémorial avait été écrit pour la légende napoléonienne. Le Journal intégral se présente bien différemment. Il est la retranscription crue bien que dans un style soigné, des notes prises au jour le jour par le Général Gourgaud pendant son séjour à Sainte Hélène, un document d’une sidérante franchise.
Cette nouvelle édition a une particularité: elle livre pour la première fois le Journal dans son intégralité, sans la moindre coupure. Le monde qu’on y découvre est bien différent de celui que nous offrait las Cases. Le récit quotidien ne cesse d’osciller entre la magnificence du passé, sous la dictée de Napoléon, un empire ayant dominé l’Europe, et les petites misères du quotidien dont rien n’est caché: l’ennui, la maladie, le mauvais temps, les frustrations de toutes sortes, les jalousies, les mouvements d’humeur, les haines et les amitiés…
Gourgaud, 34 ans, souffre profondément. Il reproche à « Sa Majesté » son manque de gratitude et de reconnaissance envers celui qui a tout abandonné pour le suivre dans l’exil. Les moments de tendresse et les colères entre les deux hommes s’enchaînent dans un climat de tension croissante au fil des pages. Gourgaud ne supporte pas Las Cases qu’il considère comme un intrigant. Puis, après le départ de ce dernier, il s’en prend au couple Montholon qu’il accuse de manipuler l’Empereur notamment « la Montholon », maîtresse de Napoléon, dont il déplore l’obséquiosité. L’Empereur ne tolère pas les tensions entre ses cinq ou six fidèles.
Le Journal de Gourgaud ensorcelle le lecteur qui ne peut plus s’en décrocher, comme hypnotisé, envoûté par l’étrange vertige que produit le survol d’un gouffre, un abîme  creusé par le contraste entre la grandeur du passé et les mesquineries de la vie en exil. Sainte Hélène est un vaisseau fantôme ballotté  par les grands courants de l’histoire de l’humanité, qui emporte vers le néant cette infime poignée de fidèles, unie par la fidélité intransigeante, fanatique, mais déchirée par les courtisanerie, comme dans un rêve où l’empire se poursuivrait…
 
Le récit est empreint d’un sulfureux mélange de loyauté absolue, envers le héros de l’histoire, et la rage de ne pas être suffisamment aimé de lui. Il est imbibé de tristesse et de désespoir, dégageant une émotion infinie. Comme de grands fantômes, les souvenirs d’Italie, d’Egypte, de Brumaire, d’Austerlitz, des cent Jours, de Waterloo, hantent la médiocrité du quotidien. Et s’ouvre un abîme de perplexité sur la destinée des empires, la malédiction de la gloire, le passage – inéluctable ? –  de la grandeur à la déchéance ou à la décadence. 
  • « Et que tout soit fini. Détestez-vous si vous voulez dans l’âme, mais que je n’en vois rien et que personne ne s’en aperçoive; l’essentiel est de m’égayer. Croyez-vous que lorsque je m’éveille la nuit, je n’ai pas de mauvais moments quand je me rappelle ce que j’étais et où je suis à présent?
  • « Ah, si j’avais gouverné la France durant quarante ans, c’eût été le plus bel empire qui n’eût jamais existé! » La Montholon dit: « Qui sait si Votre Majesté ne fondera pas un jour un vaste empire en Amérique? » Ah, je suis bien vieux! »
  • « Sa Majesté se monte de plus en plus et dit: « je préfère Montholon à vous! » Les bras m’en tombent, les pleurs me suffoquent. Voilà donc, pauvre Gourgaud,  la récompense de ce que tu as fait en abandonnant mère, patrie, fortune, pour suivre celui qui te traite ainsi […] SM se radoucit: « c’est que Lannes et les autres vous ont vu brave et actif sur le champ de bataille parmi le officiers d’artillerie. Lariboisière vous a présenté à moi. Je vous ai trouvé actif, brave, ayant du mordant. »
  • « Sa Majesté demande à quelle époque nous croyons qu’Elle a été le plus heureux. Je réponds: « Lors du mariage ». Mme de Montholon: « Premier Consul ». Bertrand: Naissance du roi de Rome ». SM dit: « Oui, j’étais satisfait du mariage, à la naissance du roi de Rome. Consul, je n’avais pas assez d’aplomb. Peut-être que c’est à Tilsitt; je venais d’éprouver des vicissitudes, des soucis, à Eylau entre autre, et je me trouvais victorieux, dictant la paix, ayant des empereurs, des rois pour me faire la cour! Et tout cela n’est pas encore ma plus grande jouissance. Peut-être ai-je réellement plus joui après mes victoires en Italie. Quel enthousiasme, que de cris de « Vive le libérateur de l’Italie! ».
  • « Je vous répète que je ne vous ai jamais prié de vous en aller! Ce n’est pas tout mon ami, je vous ai dit que si vous ne vous habituiez pas à Sainte Hélène, si vous ne supportiez pas cette situation, il vaudrait mieux vous en aller! – Sire, ce qui est insupportable, ce n’est pas Sainte Hélène en elle-même mais les mauvais traitements de Votre Majesté -Cependant, je ne vous traite pas mal et je ne veux pas me fâcher! « 
822 pages de dépaysement total, dans le temps comme dans l’espace, et de bonheur absolu…
Maxime  TANDONNET
Author: Redaction