En ces heures de fièvre footballistique, il est heureux qu’un intellectuel s’exprime à contre-courant. Voici des extraits de l’interview passionnante donnée par mon ami Marc Perelman, philosophe, au périodique « So foot » [Le texte complet de l’entretien et les commentaires des lecteurs de So foot figurent ci-joint] Merci par avance aux fervents du PSG ou toute autre équipe du ballon rond, d’admettre qu’il n’est pas de démocratie sans la liberté de débattre et de penser autrement…
Depuis quinze ans, vos livres s’attaquent à la « peste émotionnelle » et au « fléau mondial » que représente ce sport à vos yeux. Vous avez toujours détesté le football ou il y a eu un basculement ?
Le problème, c’est de savoir de quel foot on parle. Comme tous les jeunes, j’ai joué au foot dans la cour de récré ou dans un jardin. On jouait avec des filles, des gros, des petits, des types qui ne savaient pas jouer. Il n’y avait pas de contraintes, une espèce de plaisir partagé. Comme le dit la FIFA, « quoi de plus simple que le football ? » Au moment de la Coupe du monde, ils montrent des gamins pieds nus dans les favelas, et ils nous expliquent : « Voilà, ça, c’est le football ! » Alors que c’est tout l’inverse ! Ce qui définit le football, ce n’est pas le ballon. Non, c’est d’abord un cadre, une institution, une organisation très puissante qui organise tout verticalement : la FIFA. Le jeu entre copains n’a rien à voir avec le monde professionnel où la liberté de jouer disparaît au profit de la compétition et des lois du marché.
Pour résumer, vous aimez le jeu en lui-même, mais pas le système indécent qui l’entoure ?
C’est beaucoup plus compliqué que ça. Il existe une profonde unité du football. Les liens entre le monde pro et le monde amateur sont puissants. Dans chaque pays, des millions de licenciés se projettent dans les icônes. Je parle de personnes aliénées, embrigadées, fascinées, qui miment les stars, leur jeu, leur façon de faire, leur manière d’être. Même à bas niveau, on observe ainsi que le jeu le plus banal intègre les normes du monde pro : on organise les buts, on fixe les limites, on ne fait pas jouer les nuls. Dans le monde amateur, vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fois où les arbitres se font tabasser, où il y a des querelles de clocher entre équipes… À grande échelle, la puissance de captation des individus est impressionnante. De ce point de vue, on peut qualifier le football de religion au sens premier du terme, « religio » , ce qui relie les gens les uns aux autres. Elle ne repose pas simplement sur le matraquage médiatique, qui est continu, mais sur une véritable adhésion. C’est de l’ordre du pulsionnel, on peut penser que c’est lié au ballon, à sa forme, mais aussi aux formes d’associations viriles qui permettent d’exprimer une homosexualité refoulée. Des ressorts qui en font le sport le plus populaire de la planète, et surtout le plus envahissant.
En bon héritier de l’école de Francfort, un courant intellectuel très critique envers le sport, vous êtes particulièrement inquiet de l’engouement croissant autour du football…
Oui, car selon moi, la jeunesse a autre chose à faire que de passer ses journées sur des écrans à vénérer des icônes sur lesquelles il faudrait, en réalité, plutôt réfléchir. Entendons-nous bien : je ne suis pas contre la distraction et l’amusement, mais je suis contre la place que le football prend dans notre société. Quand on est jeune, c’est difficile d’avoir un regard critique : qu’est ce qui fait que je suis fasciné, que j’adhère ? Rester en permanence derrière les écrans n’éveille pas à la conscience. Pire, l’idolâtrie engendrée par la compétition sert d’écran de fumée à la violence, à la corruption, au dopage, aux magouilles, à la xénophobie. Ce ne sont pas des dérives du football, comme on veut les appeler. Non, elles constituent l’essence même du football spectacle.
Ce match a sonné le glas de la France « black-blanc-beur » … Une illusion que vous avez critiquée dans l’un de vos livres, en vous en prenant aux intellectuels, coupables selon vous de s’être enflammés.
Jean-Claude Michéa, Alain Finkielkraut, Edgar Morin… Ils ont tous été emportés par la victoire des Bleus en 1998. D’un coup, il y a eu un basculement en France. La société a été envahie par le football dans une espèce d’hallucination généralisée. C’était une émotion collective, une sorte de communion magique qui a capté les moindres fibres du pays. On a vu des propos délirants, on nous a expliqué que c’en était fini du FN, du racisme, que la victoire de cette équipe diverse et mélangée allait fracasser ce qui restait de xénophobie dans notre pays, que ça allait modifier la structure de la société, c’est-à-dire les rapports des individus entre eux. Malheureusement, les sociétés sont plus construites qu’on ne l’imagine. Sur le moment, on n’était qu’une poignée à dire attention, on se comptait sur les doigts d’une main. Rapidement, j’ai compris qu’il n’y avait plus grand-chose à faire. On était arrivés à un stade de béatitude où on ne pouvait même plus critiquer sous peine d’être pris pour un fou. Moi, on m’a vraiment pris pour un taré, je l’ai mal vécu.
Sans aller aussi loin que les intellectuels que vous dénoncez, vous ne reconnaissez pas au football un formidable pouvoir d’intégration ?
Le football intègre au football, c’est un monde clos. Il vous permet de rentrer dans une communauté embrigadée de clubs et de licenciés. Dans le même temps, il désintègre la société. Les connaissances artistiques, les découvertes scientifiques… Tout est écrasé par une parole auto-suffisante qui s’auto-alimente en permanence, une parole que l’écrivain Umberto Eco aurait appelé le bavardage au carré. Du lundi au dimanche, on parle fautes d’arbitrage, erreurs du coach, c’est à l’infini, avec en parallèle une fascination permanente pour le résultat, la statistique, la quantification. On compte les buts, les victoires, les séries… Bref, le foot n’encourage pas la puissance intellectuelle nécessaire à l’émancipation de la jeunesse. Il a même remplacé toutes les formes artistiques pour lesquelles cette dernière avait encore de l’intérêt dans les années 1970, à savoir le cinéma par exemple.
Par moments, le football peut toutefois servir de vitrine à de grandes idées. Je pense notamment à la démocratie corinthiane de Sócrates au Brésil, ou à l’indépendantisme catalan soutenu par le FC Barcelone. Il devient alors une vecteur de remise en cause du système.
Ce qui est précisément le mantra de la société capitaliste moderne…
Exactement ! Les deux sont fondés sur les mêmes valeurs, à savoir la lutte des uns contre les autres. Seul le vainqueur compte. Le deuxième ? On ne se souvient même plus de son nom. Dans la société capitaliste, on appelle ça la concurrence, c’est-à-dire la compétition entre les entreprises et les individus. On nous dit que c’est formidable, qu’on va se rencontrer, être ensemble et passer un bon moment, alors que chacun, au fond de lui, pense uniquement à gagner. Ainsi, contrairement à ce que l’on peut croire, le football ne remet rien en cause. C’est fondamental et ça mine ce qu’on pourrait imaginer être un jeu. Non, ce n’est pas un jeu, c’est un encadrement politique de la victoire, dont l’organisation copie celle des religions. Le football a ses icônes, ses saints, ses rituels, ses dissidents, ses sectes, son organisation. À part l’islam, les religions monothéistes sont toutes en repli dans le monde, et je pense que ce facteur n’est pas étranger à la montée en puissance du football. Les fidèles adorent les stars comme des demi-dieux. Dans la chambre des enfants, Jésus-Christ a cédé la place à Zidane ou Messi. C’est une forme religieuse nouvelle, avec le stade comme lieu de culte.
En matière d’architecture, quelles sont les caractéristiques propres à ces « lieux maléfiques » ?
Déjà, on peut dire qu’un stade doit capter l’œil. C’est la force d’un stade que d’être vu de loin. Il doit être dégagé du reste des immeubles, car cela crée un espace de transition visuelle, qui fait qu’on quitte symboliquement le monde de la vie courante pour entrer dans ce lieu qui vous absorbe. Tout est fait pour qu’on soit happés par la puissance physique du bâtiment, qui a cette capacité de vous surplomber grâce à sa puissance, évoquée par le béton, et sa structure fermée, comme une coquille. Et en même temps, celle-ci est poreuse : on doit pouvoir y entrer facilement, y être confortable, pouvoir voir sans être gêné. L’ouverture se joue dans les courbes, l’absence de poteaux qui gênent, la déclivité des gradins. Le but esthétique du stade, c’est de créer une fusion entre la construction matérielle et la masse d’individus. Une sorte d’osmose où l’architecture fait corps, et les corps font architecture. L’écrivain Elias Canetti disait à ce sujet : « Le stade, c’est la masse en anneau. » Il a bien analysé ce mécanisme qui joue sur la puissance, la sensation d’écrasement, sur le fait qu’on ne résiste pas, qu’on accepte d’être absorbés dans la masse pour finalement libérer toutes les pulsions agressives que la vie sociale nous oblige à contenir.
Qu’est-ce qui fait pour vous la beauté d’un stade ?
On aborde les questions plus complexes de l’esthétique. Où est la beauté ? C’est très subjectif, on peut trouver beau un champignon atomique. Mais qu’en est-il de la finalité ? Par exemple, un poignard incrusté de pierres, c’est un bel objet. Mais un poignard qui a servi, qui est taché de sang, on ne le regarde plus de la même façon. C’est le même poignard pourtant. C’est pareil pour les stades. Plus c’est beau, plus ça m’inquiète. Je n’arrive pas à leur trouver de beauté particulière parce que je vois d’abord la façon dont ils aliènent les individus, comment ils transforment des êtres singuliers en une masse décérébrée. Historiquement, c’est aussi là où on emprisonne, on torture. Au Chili, en 1973, on y emprisonnait ceux qui s’opposaient à Pinochet. Les stades sont souvent des lieux de possession des individus, jamais des lieux de libération.
Malgré tout, le football s’est imposé comme le sport le plus populaire de la planète. Pensez-vous que c’est dû à l’existence d’une esthétique propre au football ? En d’autres termes, n’est-ce pas le plus beau jeu du monde, tout simplement ?
Encore une fois, ce n’est pas un jeu ! Mais ce que vous dites n’est pas inintéressant. Je pense que le football est une forme esthétique qui essaie de se substituer à l’art. On veut nous expliquer que les sportifs sont des artistes comme les autres. On veut voir de l’art dans la gestuelle de Messi, ou de la chorégraphie dans la tactique de Guardiola. Tout le problème, là encore, vient de la définition. Pour moi, l’art est une activité liée à l’imaginaire, non répétitive, parfois éphémère, qui ouvre sur des horizons de pensée et des associations libres d’idées. Or, de ce point de vue, c’est tout le contraire du football qui est lié à la répétition, à l’entraînement, à la conquête d’un objectif. L’art véritable n’a pas d’objectif, on ne cherche pas à produire pour produire. Un Cézanne n’est pas meilleur qu’un Rodin, un Kandinsky n’est pas meilleur qu’un Klee, alors que dans le sport, la valeur suprême réside dans la victoire. Il faut mettre des buts et les compter pour prendre de la valeur sur le marché. Vous me rétorquerez – et vous auriez raison sur ce point – que l’art contemporain a tendance lui aussi à adopter une forme compétitive. Il y a des artistes mieux cotés que d’autres, une bourse, un marché. En ce moment, c’est Jeff Koons qui vend le mieux. Lui, je le hais, c’est le Zidane de l’art contemporain. (Rires.)
Cela ne risque pas de s’arranger dans les années qui viennent…
Je fais partie du courant critique du sport depuis les années 1970. À un moment, on était assez forts. Mais on a perdu, notre critique a perdu. Je pense que tout ce qu’on dénonçait à l’époque, le racisme, la violence, le dopage, sont désormais totalement intégrés. Nous, à l’époque, on se frittait, les gens nous disaient : « C’est pas vrai, il n’y a pas de dopage, vous mentez, vous êtes contre le sport. » Alors que tous ces élément font partie du sport, ils sont consubstantiels à son existence. Aujourd’hui, les dénoncer, ça n’a même plus de prise. La gauche est hors sujet. Même Besancenot est un fan du PSG, c’est dire. Mais je vous remercie de m’avoir laissé une tribune. C’est rare. Le Figaro, c’est le seul journal qui m’en laisse encore une. Le Monde, ils ne voient même plus le problème. Je leur ai écrit un article sur Notre-Dame et les Jeux olympiques, ils m’ont dit, on la passe, et finalement, quelques jours plus tard, ils m’ont dit non. C’est la première fois que ça m’arrive en quarante ans de carrière, qu’un journal se retourne et me dise non. Donc pour tout vous dire, aujourd’hui, je n’arrive à écrire que dans les journaux dits de droite, qui gardent encore un minimum d’espace pour le débat, et ça c’est vachement important, car il n’y a pas de société sans débats.
Un dernier conseil à nos lecteurs ?
La jeunesse avait un bon mot d’ordre en 1968 : « Ouvrez les yeux, fermez la télé ! »