Une analyse de l’invitation des chefs de partis politiques par le président de la République (pour Atlantico, avec M. Michel Maffesoli)

En soi, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que le chef de l’Etat réunisse les leaders des partis politiques. Il est dans son rôle traditionnel de président de la République. Le problème tient au contexte dans lequel cette initiative intervient. Le président passe sa vie et son mandat à vouloir occuper le terrain médiatique par des initiatives de communication. Depuis six ans, il semble engagé dans une course perpétuelles aux formules qui lui permettent de se maintenir au-devant de la scène : les slogans « transformation de la France » et sortie de « l’ancien monde », les « conventions citoyennes » avec tirage au sort (sur la fin de vie, ou l’écologie), le « grand débat » après la crise des Gilets Jaunes, « le jour d’après » à l’issue du premier confinement, puis « la fin de l’abondance » à la rentrée 2022, le « conseil pour la refondation », les « cent jours » destinés à l’apaisement après le mouvement social sur les retraites et désormais « l’initiative d’ampleur » en vue d’un « préférendum » (sic). Tout cela débouche sur une succession de fiascos. Cette mise en scène perpétuelle ressemble à une fuite en avant pour étouffer la réflexion sur le bilan de son action ou l’absence de cap, de projet.

  • Que faut-il penser de la mécanique intellectuelle à l’oeuvre chez Emmanuel Macron à travers ces projets ? La volonté du chef de l’Etat à dépasser les clivages ne s’apparente-t-il pas à un nouveau gadget et cela ne fragilise-t-il pas la démocratie ?

Parler de « mécanique intellectuelle » ne me semble pas approprié. C’est sans doute plutôt au niveau de sa psychologie qu’il convient de se situer. A la suite de son élection surprise en 2017, l’actuel chef de l’Etat s’est présenté en « président Jupiter » c’est-à-dire le dieu des dieux de l’Olympe et en héros national, affirmant que son parcours répondait au « goût des Français pour le romanesque ». Puis, il n’a jamais cessé d’essuyer les revers, les déceptions, l’impopularité. La sensation de prestige se transformait en humiliation. A la suite de sa réélection de 2022, produit des circonstances que furent le covid 19, la guerre d’Ukraine, l’absence d’adversaire crédible, et une nouvelle fois la présence de Mme le Pen au second tour, le résultat des élections législatives, lui refusant une majorité absolue, a représenté un désaveu populaire cinglant. De coup de com’ en coup de com’, le chef de l’Etat se trouve engagé dans une course sans fin pour exister, être reconnu, tenter de reconquérir l’estime du pays dans son ensemble. Il apparaît et parle quasiment tous les jours. On s’est beaucoup moqué de « l’hyper présidence » de Nicolas Sarkozy. Or nous sommes désormais dans l’hyper présidence au centuple mais cela n’intéresse plus personne à force de banalisation. Un engrenage infernal est enclenché : plus le président se met en scène, plus il banalise sa présence et moins il intéresse l’opinion. Et dès lors, il lui faut toujours plus paraître pour se donner en spectacle et forcer l’attention… L’enjeu est à ses yeux de tenir le terrain pendant un an jusqu’aux JO où il compte renouer avec le triomphe. Tout cela n’a évidemment plus aucun rapport avec la démocratie au sens du pouvoir du peuple. Nous sommes dans une pièce de théâtre absolument déconnectée de la réalité de la France profonde et de ses difficultés.

  • En quoi Emmanuel Macron cherche-t-il à rendre les oppositions impuissantes en niant le clivage et les corps intermédiaires, alors que c’est ce qui est au fondement de la démocratie ? Les gadgets déployés par Emmanuel Macron ne démontrent-ils pas sa propension à rejeter le clivage et son utilité démocratique alors qu’il permet la canalisation de la violence de la société par la politique ?

Nous sommes dans le paradoxe de la personnalisation du pouvoir à outrance. Emmanuel Macron se présente, depuis 2017, en président Jupiter, unique incarnation de l’autorité politique en France. Mais le mythe du chef tout puissant est une sorte de compensation à l’impuissance du pouvoir. Plus le pouvoir politique se montre dans l’incapacité intrinsèque de répondre aux difficultés ou aux malheurs de la France (déclin scolaire, industriel, énergétique, pauvreté, violence, inflation, crise de l’hôpital et du logement, perte de la maîtrise des frontières, etc), plus il est tenté de cultiver l’image du père protecteur, sauveur providentiel et la grandiloquence. Cette conception du pouvoir est profondément manipulatrice et mensongère car dans la société moderne, les ressorts de l’autorité sont infiniment complexes et le destin d’une nation, aujourd’hui, ne tient pas dans les mains d’un seul individu. En tout cas cette vision autocratique aboutit à vouloir affaiblir ou soumettre toute autre source rivale de pouvoir : le gouvernement, exclusivement composé de ministres courtisans, le Parlement dont la souveraineté est anéantie à l’image d’une réforme des retraites immensément impopulaire et adoptée sans vote de l’Assemblée nationale, les collectivités territoriales, méticuleusement asphyxiées, la haute administration, asservie et saccagée par la suppression de ses métiers (préfets, ambassadeurs, etc). Une opération de communication comme la convocation des chefs de partis, ou encore l’annonce d’un « préférendum » vécu comme un gadget inutile, auront du mal à couvrir cette destruction pierre par pierre de la démocratie vivante qui s’accompagne d’un effondrement de la confiance populaire.

  • Ces tentatives d’Emmanuel Macron de reprendre la main sur le plan politique ne servent-t-elles pas à masquer les dissensions au sein de la macronie, sur l’immigration notamment ?

 Sans doute, mais ce n’est qu’un aspect du sujet. La situation présente est profondément absurde. Nous avons un président élu qui est censé incarner à lui seul le pouvoir politique. Il est en place pour encore quatre ans et, du fait des institutions, intouchable et protégé de toute mise  en jeu  de sa responsabilité personnelle. Privé de majorité absolue à l’Assemblée nationale, il se trouve plus que jamais réduit à l’impuissance. On ne dira jamais assez à quel point la supposée réforme des retraites, adoptée aux forceps et au prix d’une profonde déchirure de la France, est creuse et inconsistante. Mais la situation politique semble irrémédiablement bloquée. Un homme d’Etat de caractère et visionnaire tenterait quelque chose pour sortir de l’impasse : une dissolution ou un référendum sérieux mettant en jeu la poursuite de son mandat sur un modèle gaullien. Nul n’imagine l’actuel chef de l’Etat, dont la grandiloquence se présente comme le masque de la prudence le concernant et de l’indécision, prendre un tel risque. Au-delà de sa personne et à travers elle, c’est tout un système, un régime fondé sur la vision mensongère du « chef tout puissant » pour compenser la faillite du pouvoir politique à régler les problèmes des Français, qui montre aujourd’hui son extrême toxicité.

MT

Author: Redaction