Sommes-nous vraiment dans les années 1930?

Le président de la République a récemment comparé la situation actuelle « aux années 1930 ». Cette comparaison renvoie à son discours sur la « lèpre nationaliste ». Ainsi, elle tend à réduire la vie politique à un affrontement entre le « bien » post-national, dont sa politique serait l’expression, et le « mal » populiste qui monte à travers le Brexit, la Hongrie de M. Orban, l’Italie de M. Salvini, etc. Au-delà de la déclaration politique, qui entraîne le pays loin de ses difficultés quotidiennes, quelle est la part du mythe et celle de la réalité dans la référence aux années 1930?

En se limitant à la situation de la France, la ressemblance entre la période actuelle et celle des années 1930 est en effet largement justifiée. A compter de 1932, notamment, la politique française entre dans une période de vertigineuse décomposition. La droite, ou les « républicains modérés », comme on disait à l’époque, se désintègre. Elle était jusqu’alors unie sous la bannière de Raymond Poincaré, dans un parti dénommé l’Alliance démocratique. A compter de 1930, elle explose en une multitude de groupes politiques. Une fraction du parti socialiste – SFIO – fait scission et forme les Néo-socialistes (Marquet, Déat), favorables à une solution autoritaire. Les « jeunes Turcs » du parti radical (Mendes France, Cot), se différencient de la vieille formation de la rue Valois. Les « antisystèmes » prospèrent sur le chaos: Croix-de-feu du colonel de la Rocque.

La rupture entre la classe politique et le pays profond est dramatique. L’atmosphère est explosive. Des scandales politico-financiers dramatiques ébranlent la France: l’affaire Stavisky provoque les violentes émeutes du 6 février 1934 qui font 16 morts sur la place de la Concorde. La haine, la calomnie, la délation et le lynchage médiatique qui ruissellent de partout font déjà partie de la réalité quotidienne (même sans Internet!) poussant Roger Salengro, ministre du Front populaire, au suicide.

La classe dirigeante ne brille ni par sa lucidité, ni par son efficacité. Le président Lebrun parle beaucoup mais agit peu, privé de toute autorité. Après 1932, les gouvernements échouent les uns après les autres face à la montée du chômage et de la violence: Herriot, Daladier, Doumergue, Chautemps, Flandin, Laval, Sarraut, Blum, Daladier…Le parti dominant est une grande formation centrale aux contours indéfinis, le parti radical-socialiste, penchant tantôt à droite, tantôt à gauche, qui suinte la médiocrité et le carriérisme. Mais déjà, sur le chaos, fleurit la quête du sauveur providentiel et anticipant sur le drame du régime de Vichy, certains journaux proclament dès 1935, « c’est Pétain qu’il nous faut ».

La crise des années 1930 comme celle des années 2010 est celle d’une fracture démocratique, ou déconnexion entre la sphère politique et la réalité quotidienne des Français. Pour autant, la comparaison est plus que douteuse au regard de la situation européenne pour une raison simple et évidente: il n’existe rien de comparable aujourd’hui à la menace hitlérienne. Le Führer allemand avait annoncé son programme dans son livre Mein Kampf: antisémitisme, politique raciale, anéantissement de la France, conquête de l’espace vital, etc. A partir de la poussée électorale du parti nazi dès 1930, puis de la prise de pouvoir d’Hitler le 30 janvier 1933, ce dernier se donne les moyens d’accomplir son sinistre programme. Profitant de l’aveuglement et de l’esprit de démission de la classe politique française, il développe, en quelques années, la plus effroyable machine de guerre et d’extermination de l’histoire avant de régler son compte à la France en trois semaines de mai-juin 1940.

Bien sûr que la France est aujourd’hui confrontée à de lourdes menaces économiques, démographiques, militaires et au danger du terrorisme djihadiste. Mais ces périls ne sont évidemment pas de la même nature ni du même ordre de grandeur que celui de la terreur hitlérienne dans les années 1930.

D’ailleurs, il suffit d’ouvrir un livre d’histoire de terminale (l’excellent Malet et Isaac) pour savoir que la Hongrie de Orban et l’Italie de Salvini n’ont pas le moindre rapport avec les totalitarismes sanguinaires des années 1920 et 1930: anéantissement des libertés et du suffrage universel, emprisonnement ou extermination des opposants politiques, parti unique, culte du chef et de la guerre, camps de concentration, logique de conquête territoriale… Non, l’histoire ne se répète jamais à l’identique et des rapprochements hasardeux peuvent être la source de dramatiques contre-sens et de fautes politiques grossières.

Maxime TANDONNET

Author: Redaction