Réflexions sur la crise du coronavirus (le Figaro du 14/03)

Avec la crise du covid 19, la France est entrée depuis deux semaines dans l’une de ses rares périodes pouvant être qualifiée d’événement historique.  Elle est la première grande secousse mondiale, directement issue de l’accélération de la globalisation. Elle diffère de tout ce que les Français ont connu dans le passé, combinant une catastrophe sanitaire planétaire, un effondrement financier et économique, un désastre diplomatique majeur dans le monde occidental au regard de l’attitude isolationniste de l’administration américaine. Elle mélange le retour ancestral de la hantise des grandes épidémies de peste – celle de 1340 avait anéanti un tiers de la population européenne (même si le bilan de la crise actuelle n’est évidemment pas comparable) – et l’image du « village mondial », prophétisé par Marshall McLuhan au début des années 1970, comme conséquence ultime du progrès technologique poussé à son paroxysme. Cette étrange rencontre d’une peur archaïque et d’une prise de conscience des aléas de la modernité donne à cette crise son caractère particulièrement angoissant.

Dans son allocution du 12 mars, le président de la République a utilisé les termes d’union sacrée. Son appel à la solidarité nationale est un réflexe classique des hautes autorités du pays dans les périodes tragiques. Récemment, ce fut le cas lors des attentats du 13 novembre 2015 qui ont fait 130 morts notamment lors du massacre du Bataclan. Quatre ans et demi plus tard, le pays est de nouveau au pied du mur, même si la nature des événements n’a pas le moindre rapport. La crise du covid 19 a cette particularité, au regard de toutes les autres connues auparavant, de concerner directement et individuellement chaque Français autant dans sa vie professionnelle que privée. Aucun secteur de la vie quotidienne n’est épargné : transports, commerces, école, travail…. Cette crise n’est pas seulement une affaire de l’Etat et de décision publique. Son issue ne dépend pas uniquement des politiques nationales mais d’une discipline individuelle et collective s’attachant au moindre geste quotidien.

Dans une situation de ce genre, l’idée de nation prend tout son sens. Elle se présente comme une communauté soudée par la menace et dont chaque membre est appelé à assumer sa part de responsabilité face au danger. Le salut ne viendra pas d’ailleurs. Au regard des politiques appliquées par les partenaires et alliés de la France, les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni – dont beaucoup ont pris des mesures drastiques de fermeture ou de contrôle des frontières – le chacun pour soi est la règle. La nation exerce, en de telle circonstance, son rôle le plus classique, celui de protecteur et de refuge à l’image d’une grande famille. La tragédie du covid 19 est à la source d’un spectaculaire retour de l’idée nationale comme valeur suprême.

Dans son allocution, le chef de l’Etat a annoncé deux décisions, celle de maintenir les élections municipales et celle de la fermeture des établissements scolaires et universitaires pour une durée indéterminées. Quelques heures auparavant circulait la rumeur du report des élections municipales voire même, sur les réseaux sociaux, de la mise en œuvre de l’état d’urgence ou de l’article 16… Dans ce genre de circonstances, les responsables publics sont confrontés à un vertigineux exercice d’équilibrisme. S’ils en font trop, ils seront accusés de dramatisation excessive. S’ils n’en font pas assez, ils s’exposent au reproche d’irresponsabilité.  Dès lors que la notion de solidarité nationale est engagée, une trêve dans la bataille électoraliste et politicienne doit s’appliquer. Le principe de responsabilité commande de s’abstenir, en de telles circonstances de polémiques inutiles ou excessives. Toute tentative d’exploitation ou de récupération d’une crise basculant dans la tragédie sera ressentie comme démagogique. Le temps du bilan, des critiques, de l’établissement des responsabilités, et des sanctions politiques éventuelles viendra par la suite.

Après cette crise, rien ne sera plus comme avant. Elle ouvre le champ d’une remise en cause dramatique d’un modèle idéologique dominant dans le monde occidental annoncé par Francis Fukuyama en 1992 dans La fin de l’histoire et le dernier homme, fondé sur l’image bienfaitrice d’un monde uniformisé par les marchés, apuré de toute obstacle à la communication, une confiance exacerbée dans les vertus du libre-échange sans frontières. Elle soulève des questions fondamentales sur la fragilité d’un monde post-frontières et hyper-connecté. Quelles précautions eût-il fallu prendre ? Quelles pratiques ont favorisé l’effondrement de la finance et de l’économie mondiale comme un château de carte ? Elle est aussi une immense leçon de modestie pour l’homme moderne, convaincu d’avoir maîtrisé les aléas de la nature et de son destin. Cette planétaire prouve à quel point, malgré les fulgurants progrès technologique, l’histoire demeure imprévisible et incontrôlable : « C’est ici le plus grand mystère peut-être de l’événement, mon ami, c’est ici proprement le mystère et le mécanisme même de l’événement, historique, le secret de ma force, mon ami, le secret de la force du temps, le secret temporel mystérieux, le secret historique mystérieux, le mécanisme même temporel, historique, la mécanique démontée, le secret de la force de l’histoire, le secret de ma force et de ma domination… » (Charles Péguy Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne).

Author: Redaction