M. Radu Portocala est un journaliste d’origine roumaine. Persécuté et banni par la dictature de Ceaucescu, il a trouvé refuge en France. Il dénonce aujourd’hui les dérives du monde occidental qui lui rappellent les pires souvenirs de son passé. Il m’a transmis un témoignage que je suis heureux de reproduire dans ces pages.
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En 1977, la police politique roumaine (Securitate), très intéressée par mon « cas », me promettait un grand nombre d’années de recueillement pénitencier, excellente occasion de méditer avec plus de sérieux que je ne l’avais jamais fait auparavant aux bienfaits du socialisme réel.
N’appréciant pas à sa juste valeur cette heureuse perspective, je fis appel à l’un de mes oncles d’Athènes, ambassadeur et ami de Constantin Karamanlis, alors chef du gouvernement grec. Une note fut adressée dès le lendemain aux autorités de Bucarest, demandant que je sois autorisé à quitter la Roumanie dans les plus brefs délais, même si cela devait impliquer une procédure d’expulsion. Simultanément, des instructions étaient données aux ministères grecs pour que tous les dossiers roumains soient bloqués tant que cette autorisation ne m’était accordée.
(Je compris, avec les années, qu’aucun autre pays n’aurait fait et risqué autant pour sauver une personne qui, comme moi, était absolument insignifiante.)
L’affaire prit, tout de même, trois mois.
Arrivé enfin à Athènes – dans le monde libre, comme on disait alors –, prêt à commencer une nouvelle vie, j’avais une certitude absolue : je n’allais plus jamais être confronté aux misères, aux absurdités, aux imbécillités que j’avais connues sous le régime de Gheorghe Gheorgiu-Dej (1945-1965) et de Nicolae Ceausescu (1965-1989). Je n’étais plus dans cette cage étriquée où toute pensée et, a fortiori, toute parole comportait les plus grands risques. Le nivellement par le bas était resté derrière moi, tout comme la réduction des esprits à une effarante uniformité.
Comment pouvais-je anticiper ce qui allait suivre ? Comment était-il possible, alors, d’imaginer que le monde libre allait commencer la construction minutieuse d’un carcan dans lequel il s’enfermerait pour mieux mourir d’étouffement ?
C’était en 1977 et l’ultra-gauche américaine n’avait pas encore inventé le politiquement correct, cette abomination qui s’est répandue de par le monde comme les répliques d’un séisme dévastateur. L’Europe n’avait pas encore découvert les délices pervers d’un gauchisme que même Lénine avait qualifié de « maladie infantile du communisme ». Les politiciens de droite ne tenaient pas encore des discours de gauche. On pouvait encore respirer.
Aujourd’hui, quatre décennies plus tard – seulement quatre décennies ! –, des illuminés prétendent édifier un monde nouveau, endroit étrange où chacun peut être suspect d’avoir commis ou être susceptible de commettre un méfait proscrit par des règles de plus en plus contraignantes. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde-tribunal, où chacun est à la fois juge et procureur, et où on regarde les avocats – s’il s’en présente, ce qui est de moins en moins évident – comme des coupables au même titre, si ce n’est plus, que ceux qu’ils cherchent à défendre.
Non, je ne pouvais concevoir, en 1977, qu’un jour il me sera donné de voir des écrivains et des journalistes condamnés au silence, que la grande presse assurera la publicité des réquisitoires-condamnations – comme au début des régimes communistes, quand des accusateurs publics tordaient les destins dans les enceintes des Tribunaux populaires.
Comment penser, en 1977, qu’un jour, quarante ans plus tard, j’assisterai à tant de choses que je croyais avoir laissées derrière moi, dans l’univers trouble de Ceausescu ?
Radu PORTOCALA