Une précision au préalable: contrairement à un reproche qui m’est fait parfois, mes écrits ou interventions dans les médias ne dérogent strictement en aucune manière au « devoir de réserve ». Je ne porte jamais d’attaque personnelle sur quiconque, m’abstiens rigoureusement de parler de sujets soit polémiques, soit susceptibles d’avoir un lien quelconque avec mes responsabilités, m’exprime en tant que citoyen sans la moindre espèce d’allusion directe ou indirecte à mes fonctions, et enfin ma parole est parfaitement polie, mesurée, et modérée. Mon attitude est conforme à la fois au droit, à la morale, à l’éthique professionnelle, aux valeurs de la République, à la liberté d’expression. Au contraire, en me taisant par souci de tranquillité ou de carrière, j’aurais le sentiment de manquer à mon devoir de citoyen. Je remercie donc France Culture de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer dans ces conditions.
Il me semble que le régime politique français roule à l’abîme depuis longtemps et que son effondrement, par delà les néons aveuglant de la béatitude actuelle, ne fait que s’accélérer. La France a connu le désastre du « régime d’assemblée » en certaines périodes de la IIIe et de la IVe République. Contrairement à une caricature courante, la IIIe n’a pas toujours été un régime d’assemblée et elle a connu de grands moments de gouvernement parlementaire efficace (Pierre Waldeck Rousseau par exemple ou Clemenceau bien sûr). Le régime d’assemblée, quand il a sévi, produisait une vertigineuse instabilité politique. Le pouvoir était confisqué par une caste de parlementaires, professionnalisée, qui songeait avant tout à se perpétuer. La Ve République en 1958 fut bâtie contre cet excès. Le Parlement en est sorti affaibli. Pourtant, même s’il est impossible de raconter toute l’histoire, il existait vraiment jusqu’au tournant des années 2000, exerçait un rôle d’initiative, de débat et de contrôle de l’exécutif, surtout en certaines périodes difficiles.
En ce moment, surtout depuis l’instauration du quinquennat, le Parlement est en train de disparaître étouffé. L’Assemblée nationale, élue dans la foulée du président de la République, devient un appendice de l’Elysée. On élit désormais les députés, non pour représenter la Nation, mais pour « donner une majorité » au président de la République. Les futurs élus « d’En marche », la plupart sans expérience politique, ont été désigné dans ce but. Plus que jamais dans l’histoire contemporaine, l’Assemblée sera mise de facto sous tutelle élyséenne.
En apparence, le phénomène réjouit tout le monde. Il donne une impression « d’autorité », autour d’un chef unique. Mirage empoisonné: dans les faits, cette concentration de l’image du pouvoir sur un visage est synonyme de faiblesse et d’impuissance. Le recours au chef, à l’homme providentiel, est une illusion vénéneuse. Il est censé incarner le pouvoir. Donc, il se présente inévitablement comme le dépositaire des frustrations, des déceptions, des souffrances populaires, de l’exaspération. Il en devient peu à peu détesté ou méprisé, malgré les postures médiatiques, et donc, privé d’autorité. Au tout début, on pense toujours: oui, mais avec celui-ci, c’est différent. Eh bien non, la logique infernale reste la même.
Les députés et les sénateurs sont en revanche des hommes et des femmes de terrain, avec leurs qualités et leurs défauts, en prise avec la réalité quotidienne des Français. Ils existent par eux-mêmes, en dehors du seul reflet médiatique, dans le contact direct avec les Français. Tel n’est pas le cas de l’exécutif, enfermé entre les palais de la République, les avions, les réceptions planétaires. Affaiblir le Parlement, que-dis-je, l’annihiler, au fil des décennies, pousse la politique vers la « réalité virtuelle« , la fuite dans les limbes de la communication à outrance et de la posture narcissique, l’éloigne du monde réel, de la réalité quotidienne. Soumettre toujours davantage l’Assemblée nationale, en en faisant une succursale de l’Elysée, aggrave dangereusement la coupure entre les élites dirigeantes et le peuple et finit par corrompre la notion même de démocratie. Tuer le régime parlementaire est une manière de détruire la politique, au sens noble du gouvernement de la cité.
La Ve République visait à mettre fin au régime d’assemblée, dont la philosophie consistait en la défense des privilèges de la caste parlementaire. En sombrant dans l’excès inverse, la politique française recrée, sous d’autre formes, les mêmes défauts que le régime d’assemblée. Le culte des privilèges individuels, notamment privilèges de vanité, au détriment de l’intérêt général, a simplement basculé de l’autre côté, celui de l’exécutif. Le résultat est tout aussi dramatique pour la France. Il n’existe de salut que dans un équilibre des pouvoirs que la France, au fil des décennies, ne parvient pas à respecter.
D’après les sondages, sous l’impact d’un vertigineux matraquage médiatique, le nouveau président de la République s’apprêterait à obtenir « une majorité absolue« . Par delà le torrent d’aveuglement et de bêtise générale qui en ce moment, emporte tout sur son passage, il me semble que c’est une très mauvaise nouvelle, pour lui-même – l’avenir de son quinquennat – et surtout, infiniment plus grave, pour la France.
Maxime TANDONNET