Henry de Montherlant méritait bien quelques heures dans la canicule de cet été, à dévorer cette monumentale et passionnante biographie, déjà datée, mais écrite par l’un des amis les plus proches de l’écrivain en ses dernières années. Elle fait le récit de l’un des plus grands romancier et dramaturge français du XXe siècle, longtemps reconnu comme tel, et aujourd’hui largement pestiféré, maudit. Qui lit encore Montherlant? Et qui se passionne encore pour son théâtre?
Né 1895 à Paris, issu d’une famille de l’aristocratie décadente, élevé par une grand-mère ultra conservatrice et catholique qu’il vénérait, traumatisé par son renvoi d’un établissement scolaire catholique en raison d’une passion amoureuse pour un collégien plus jeune que lui, Montherlant se rebelle dès l’adolescence contre les valeurs de son milieu d’origine. Mobilisé sur le tard et dans des conditions relativement protectrices, il est légèrement blessé lors d’un exercice en 1918 mais n’hésite pas à mettre en valeur cette blessure pour faire valoir une image de combattant héroïque qu’il n’a pas été.
De petite taille, robuste, le visage émacié, Montherlant est un inclassable. Il se rend célèbre par son exaltation de l’héroïsme, du sport, de la tauromachie qu’il pratique et sublime dans son roman Les bestiaires. Critique acerbe de l’hypocrisie bourgeoise et de la féminité, il obtient l’un de ses plus grands succès de librairie avec Les jeunes filles. Profondément patriote, outragé par le déclin de la France dans les années 1930 face au péril hitlérien, il renonce à publier « la rose des sables« , virulent pamphlet anticolonialiste, par crainte d’affaiblir l’image de son pays dans une période aussi dramatique (le livre ne sortira qu’après la Seconde guerre mondiale).
Ses principaux chefs d’oeuvre, sans doute, sont pour le théâtre: « la Reine morte », le Maître de Santiago », « Malatesta ». Ces pièces qui font de lui l’un des plus grands dramaturges français du XXe siècle, développent une vision tragique de l’histoire, du déclin de la civilisation occidentale et l’invasion de la médiocrité : « Je n’ai rien à faire dans un temps où l’honneur est puni, où la générosité est punie, où la charité est punie, où tout ce qui est grand est rabaissé et moqué, où partout, au premier rang, j’aperçois le rebut, où partout, le triomphe du plus bête et du plus abject est assuré. Une reine, l’Imposture, avec pour pages le Vol et le Crime, à ses pieds. L’Incapacité et l’Infamie, ses deux sœurs, se donnant la main. Les dupeurs vénérés, adorés par des dupes. Est-ce que j’invente? » (le Maître de Santiago).
La biographie monumentale de Pierre Sipriot (1000 pages en deux tomes) est structurée autour de l’oeuvre de Montherlant, incluant de multiples documents inédits. Cependant, elle ne cache rien d’une vie privée qui le rend aujourd’hui quasiment infréquentable. Loup solitaire, intime avec l’écrivain diplomate Roger Peyrefitte dont il partage les goûts, il organise son existence – en dehors du travail d’écriture – comme une chasse aux (très) jeunes adolescents, qu’il séduit parfois avec la complicité de leurs mères en jouant sur l’instinct de protection paternelle.
Ni résistant, ni collaborateur, il cultive l’ambiguïté sous l’occupation allemande: non seulement la Reine Morte est jouée en 1942, mais une interview, donnée à la presse collaborationniste (la Gerbe), le montre en admirateur de « l’ordre viril » qu’incarne la puissance allemande. Toutefois, le racisme et l’antisémitisme paraissent absents de ses écrits.
Dès lors, Montherlant, incroyant mais périodiquement de retour à la mystique la religion de son enfance, ne se faisait pas la moindre illusion sur sa place dans la postérité, se sachant à l’avance condamné par les époques à venir. Le désespoir, la solitude, la conscience de la cécité qui le gagne, le poussent au suicide en 1972.
Le cas Montherlant soulève l’éternelle question du lien entre l’oeuvre et la vie privée. Lui les jugeait indissociables et allait jusqu’à affirmer que les plaisirs sensuels l’emportaient à ses yeux sur sa littérature. Faut-il bannir des chefs d’œuvre littéraires en raison de pratiques sexuelles qui paraissent, au lecteur du XXIe siècle, monstrueuses? Mais alors, si l’on en juge par les mœurs de l’époque dans les milieux de la création, c’est tout un pan de la littérature, de l’art et de la pensée françaises qu’il conviendrait de brûler (Gide, Sartre, Beauvoir, etc.) Quel étrange contraste entre le génie de l’écrivain et la laideur – l’abjection – de sa vie intime, en toile de fond de cette passionnante biographie… A l’évidence, l’intelligence commande de déconnecter les deux et de lire Montherlant, la gorge nouée par la splendeur de ses phrases, en faisant abstraction d’une vie intime qui donne la nausée.
Maxime TANDONNET