Lecture: L’homme dévasté, Jean-François Mattéï, Grasset, 2014

L’homme dévasté de Jean-François Mattéï fait partie des grands essais qui aident à comprendre notre époque, à côté de plusieurs livres dont j’ai déjà parlé : Mythes et mythologie politiques de Raoul Girardet, le bouc émissaire de René Girard ou encore l’ère du vide de Gilles Lipovetsky (par exemple).

Le philosophe décédé en 2014, juste après sa parution, revient sur les étapes de la pensée gréco-latine puis européenne qui sont les fondements d’une conception harmonieuse de l’être humain et de la société fondée sur plusieurs piliers intellectuels en particulier les idées de beauté, de vérité, de justice et de raison. Ainsi la pensée de Platon est dominée « par une idée directrice, la vérité pour le savoir scientifique, la justice pour l’action politique et le bien pour la vie morale […] que l’on édifie le monde à partir d’un modèle scientifique, l’homme à partir d’un modèle éthique ou le citoyen à partir d’un modèle juridique, le geste d’édification a pour but d’élever la réalité de l’homme à la hauteur d’une idée, l’idée de vérité, l’idée de justice ou l’idée de bien ». Il cite abondamment Montesquieu selon lequel « les rapports de justice et d’injustice n’ont pas été instaurés au hasard des rencontres entre les hommes ; ils ont été fondés en droit dans une nature humaine universelle qui reste présente sous la diversité des peuples ». Il invoque Hegel pour qui « la raison universelle se déploie comme une architecture, non de pierre mais de pensée, pour permettre aux hommes d’habiter un monde sensé ».

JF Mattéï dénonce l’influence des intellectuels de l’après-mai 1968 ou de la post modernité dont la pensée a pour commun dénominateur l’objectif de détruire ces piliers intellectuel sur lesquels repose l’humanité c’est-à-dire, le principe de déconstruction. Michel Foucault voulait « prendre acte de la destitution d’un être qui a régné depuis deux millénaires sous la forme du sujet souverain. C’est l’idée d’homme, telle que la philosophie, la science, l’art, la morale et la religion l’avaient constituée, qui est dorénavant dissoute ». Lyotard prône « la haine de l’universel », le rejet de la figure classique de l’homme, la fin des grands récits, « la disparition du sujet rationnel et de son émancipation dans l’histoire ». Ainsi, le monde « est privé de direction et le navire a perdu le sens de son étrave car il ne suit plus aucun cap ». Maurice Blanchot, Gilles Deleuze et Jacques Derrida veulent en finir avec l’astre « qui commandait la raison édificatrice pour laisser le champ libre à l’épuisement du désastre ».

Tous ces penseurs ont pour point commun de remettre en cause l’universalisme. Le principe de déconstruction s’exprime dans la poésie, la littérature, le cinéma, l’architecture, la peinture, l’art contemporain en général et la musique (suppression de la tonalité). La théorie du genre qui nie jusqu’à la différence physique des sexes. « Après avoir effacé le visage de l’homme dans la peinture et la sculpture, démantelé la parole dans la poésie, l’intrigue dans le roman et le cinéma, la déconstruction contraint l’homme à s’absenter d’un corps dont il tient pourtant son existence ». L’écologisme en est l’une des dernières expressions, la plus accomplie qui « dénie à l’homme le droit d’affirmer sa supériorité sur les autres êtres vivants ».

A la lecture de JF Matteï, on comprend que l’obsession de la déconstruction, le wokisme, la théorie de la table rase dans sa version philosophique récente, la haine de l’occident et de ses valeurs universelles qui triomphent en ce moment seraient ainsi issus, à l’origine, de la pensée française des années 1970. Cette idéologie a envahi les campus américains s’est imposé comme l’idéologie dominante aux Etats-Unis, avant de retraverser l’Atlantique et de faire figure de pensée unique en France comme ailleurs en Europe. La « déconstruction de l’histoire » (que préconise le chef d’Etat français en personne), en est un produit.  L’auteur achève pourtant son essai sur un message d’espérance : « La déconstruction a fêté un bal des adieux à tout ce à quoi l’homme s’était identifié dans son histoire [mais] la trame qui demeure, pérenne, est celle de l’humanité. La dévastation de l’homme n’est aujourd’hui qu’une illusion passagère vouée à disparaître. On ne pourra jamais effacer l’humain puisque c’est l’homme lui-même qui en file à chaque moment le tissu ».

MT

Author: Redaction