Cet ouvrage constitue les actes d’un colloque organisé à Lyon le 21 juin 1994 sous le patronage de l’association française pour l’histoire de la justice et à l’initiative de M.M Paul Bernard préfet du Rhône, Michel Mercier président du Conseil général du Rhône, André Oriol, premier président de la Cour d’appel de Lyon et Jean Louis Nadal, procureur près la Cour d’appel de Lyon.
Le 24 juin 1894, l’anarchiste italien Caserio assassinait, à Lyon, le président de la République Sadi Carnot. A travers le coup de couteau de Caserio, ce sont deux mondes irréconciliables qui se heurtent, à la fin d’une décennie de luttes collectives, mais aussi de meurtres et de fusillades, témoignages d’une crise profonde de l’économie et de la société. Un monde nouveau est en gestation avec l’essor industriel mais aussi avec un milieu ouvrier déstructuré dont les revendications n’ont souvent comme réponse que les fusils. Dans ce monde à la dérive, l’anarchisme prend une ampleur qui se marque par la vigueur de son discours et le sacrifice de ses martyrs. Somme toute, l’affaire Caserio s’inscrit aussi, pour la France, dans le difficile apprentissage de la démocratie.
L’attentat contre le président Carnot:
Caserio est un jeune boulanger italien de 21 ans imprégné et illuminé par les imprécations anarchistes. Il sait lire, un peu écrire et comprend bien le français. Dès ses 18 ans, il se lie avec les milieux anarchistes et dévore les brochures qui prônent la destruction de l’Etat. Il pense que l’anarchie est le seul moyen de parvenir au bonheur. Il sera semble-t-il seul pour commettre cet assassinat.
Il arrive de Sète à Vienne en train et est obligé de rallier Lyon à pied car il n’a plus d’argent. Le président Carnot se trouve donc à Lyon, il vient pour inaugurer, au Palais de la Bourse, l’exposition universelle. Le cortège doit gagner le grand théâtre pour la soirée de gala. Vers 21 heures, le président monte dans sa calèche, les chevaux prennent le petit trot. Surgit alors un petit énergumène qui se hisse sur la calèche découverte et poignarde le président puis saute vers une course éperdue. L’assassin voit sa fuite brisée par une chaise qui lui a été jetée dans les jambes. Il est arrêté.
Carnot est grièvement blessé et transporté à la préfecture du Rhône. Le salon préfectoral est devenu lieu historique.
Au moment de l’attentat, Carnot est aux côtés du maire de Lyon Antoine Gailleton (médecin dermatologue) et du gouverneur militaire de Lyon, le général Voisin. Le président avait demandé que les cavaliers de son escorte soient en retrait de la calèche afin de laisser les gens s’approcher de lui. Pourtant le président recevait des centaines de lettres de menaces, il est ainsi surprenant que les policiers aient obéi avec un tel zèle alors que la menace était réelle.
Sadi Carnot décède à la préfecture et non à l’Hôtel-Dieu comme on l’écrit parfois.
Après l’attentat :
A Lyon, rapidement, des émeutes éclatent et il se livre une véritable chasse à l’Italien. Une réaction spontanée de xénophobie à l’égard des Italiens se produit dont Lyon est le théâtre privilégié. Une certaine presse souffle sur le feu. Des commerces sont pillés, des commerçants en viennent à afficher leur carte d’électeur ou des certificats de nationalité française ou de naturalisation. Des bandes de pillards détruisent des commerces italiens. La police parut débordée par ces 3 jours d’émeutes. 1200 personnes sont arrêtées en 48 heures, 281 sont condamnées de 1 mois à 2 ans de prison. A Grenoble, le consulat d’Italie fut mis à sac. Plusieurs milliers d’Italiens rentrent en Italie. Des patrons d’entreprises sont allés au devant des revendications des ouvriers français en renvoyant des Italiens.
Pourtant, la France manquait de main d’œuvre au 19e siècle, sa croissance démographique était limitée, elle craignait de manquer de soldats en cas de guerre. Les étrangers provenaient de pays frontaliers comme la Belgique, en effet ce furent des ouvriers belges qui construisirent le métropolitain de Paris.
Aussi, l’enquête démontra que Caserio avait illégalement séjourné à Sète avant l’attentat, ainsi le préfet de l’Hérault fut limogé, puis le calme revenu, il fut nommé préfet du Maine et Loire en novembre 1895.
Jean Casimir-Périer (droite modérée) fut élu président de la République le 27 juin 1894 en recueillant 451 voix sur 851. Il exerça jusqu’en janvier 1895 puis sera remplacé par Félix Faure. En effet, l’opposition radicale et socialiste prit pour cible Casimir-Périer en le dénonçant comme l’instigateur de la politique menée contre les révolutionnaires, elle attaquait ainsi le grand bourgeois dont le grand-père, ministre de Louis-Philippe, s’était illustré dans sa lutte contre les républicains. Une fois de plus en un peu plus de 15 ans, un président de la République donnait sa démission. Mac Mahon en 1879 après avoir perdu la majorité au sénat, Grévy en 1887 après le scandale des décorations, Casimir-Périer en 1895. La présidence de la République dont la fonction était devenue largement décorative avait des difficultés à incarner la permanence de l’Etat. La démission de Casimir-Périer révélait la faiblesse de l’exécutif dans le dispositif constitutionnel de la Troisième République. L’élection de Félix Faure, président assez terne, ne fit que confirmer cette faiblesse devenue chronique.
Les deux hommes Carnot et Caserio : il s’agit de deux destinées bien dissemblables qui se sont croisées. Celle de Caserio s’était déroulée dans une Italie misérable fuie par des torrents migratoires. Caserio se décrit comme un défenseur des ouvriers (« pauvres ouvriers humiliés face aux riches bourgeois jouisseurs »), il fustige par ailleurs les journalistes qui ont vendu leur plume et leur conscience à la bourgeoisie. La destinée de Carnot était celle d’un homme dont les antécédents familiaux lui avaient frayé la voie en politique. Son grand-père était Lazare Carnot, grand mathématicien. Son père était Lazare Hippolyte Carnot qui fut nommé ministre de l’Instruction publique en 1848. La légitimité de la désignation de Sadi Carnot comme président de cette tumultueuse Troisième République avait procédé d’une logique dynastique. Il fut élu président le 3 décembre 1887.
Le contexte politique : A cette époque, la classe politique nageait dans un profond discrédit. En 1892, l’affaire des « chèquards » révélant les pratiques de corruption, qui avaient permis le vote de subvention à la compagnie du canal de Panama, avait jeté un grave doute sur l’intégrité d’une centaine de parlementaires. Les lois constitutionnelles de 1875 avaient organisé un exécutif fort en apparence et l’instabilité ministérielle révélait le contraire.
La classe politique veut endiguer les attentats, interdire la propagande anarchiste en votant plusieurs lois. En clair, la guillotine sèche, l’envoi au bagne guettait tout militant libertaire même coupable seulement de délit de parole ou d’apologie des actes de propagande. On parle alors de « lois scélérates ». Ces dispositions furent considérées comme des lois d’exception, elles réintroduisaient sous des formes nouvelles les mesures liberticides prises jadis sous la monarchie de Juillet ou le Second Empire afin de juguler toute forme d’opposition. Il faut reconnaître que ces lois s’étaient révélées efficaces pour briser la spirale terroriste car les anarchistes s’étaient retrouvés isolés et ils ne purent mettre réellement en danger les institutions.
Le contexte sociétal : En 1894, on vit encore dans le souvenir de la terrible saignée des milliers de morts de la Commune de Paris qui ne date que d’un peu plus d’une vingtaine d’années. Il s’agit d’une époque où tant de gens perdent la vie à cause de leurs convictions ou de leurs modes d’action aujourd’hui intégrés dans notre vie civique.
La France connut une brutale vague de violence à partir de 1892. Le célèbre Ravachol, jugé pour avoir fait sauter une caserne et des appartements de magistrats, vit son procès marqué par l’attentat du restaurant Véry où ses complices firent deux victimes. Peu après ce fut le tour d’Emile Henry de détruire un commissariat de police faisant cinq morts. Puis en décembre 1892, Auguste Vaillant lança en plein hémicycle une bombe artisanale qui n’occasionna que des blessures insignifiantes aux députés présents dans la salle. Vaillant fut jugé en un mois et livré à l’exécuteur sous trois semaines ! Vaillant pouvait devenir un martyr de l’anarchisme de même que Henry qui fit l’expérience de la « bascule à Charlot » le 21 mai 1894 pour avoir fait sauter le café du Terminus.
Caserio se jure de venger Vaillant en assassinant Carnot qui avaient refusé de le gracier. Selon les anarchistes, il n’y a qu’un moyen d’atteindre les institutions, c’est de frapper les hommes. Aussi, Caserio veut venger les misères de la classe ouvrière à laquelle il appartient.
A cette époque, les travailleurs n’avaient que des droits restreints et la troupe était parfois utilisée pour réprimer dans le sang leurs manifestations. Avant son fameux « J’accuse », Zola n’avait- il pas écrit Germinal ?
Par ailleurs, en Europe, environ un millier d’attentats en un an furent recensés à l’époque.
Le procès :
Les 9 procès-verbaux d’interrogatoire de Caserio par le juge d’instruction Benoist ont été publiés (cf Pierre Truche, L’anarchiste et son juge. A propos de l’assassinat de Sadi Carnot, Fayard, 1994). Aucune expertise psychiatrique ne fut ordonnée. Caserio a pu s’exprimer. Afin de panser ses blessures narcissiques, la solution pour lui est de trouver un persécuteur qu’il faut abattre : ce sera Sadi Carnot.
L’instruction dura moins d’un mois et la Cour d’assises, en deux journées, ne consacra que treize heures d’audience.
En entrant dans la salle de la Cour d’assises, Caserio a adressé un signe de tête au juge Benoist présent dans le public. Il verse quelques larmes quand son avocat évoque sa mère mais se reprend rapidement car il craint que les anarchistes se moquent de lui.
Lors de son procès, il revendique pleinement son acte, il adopte un profil bas. Il meurt sur l’échafaud le 15 août 1894 après un procès expéditif. Le jury ne délibérera pas plus de quinze minutes.
Caserio ne fera rien pour retarder le moment de son exécution. Cette mort était largement attendue par l’opinion publique lyonnaise comme s’il fallait réparer le tort causé à la ville par l’attentat et les émeutes qui suivirent.
Les avis divergeaient concernant le sort de Caserio : faut-il l’interner à vie dans un asile ou le condamner à l’échafaud au risque d’en faire un martyr ?
Le 20e siècle :
Plus tard, le vingtième siècle montrera que la démocratie est toujours à recommencer avec la récurrence toujours possible de la barbarie.
Comme le précisait le préfet du Rhône Paul Bernard, en 1994, lors du colloque, certains périls vénéneux sont meurtriers pour la République, ce sont les virus des égoïsmes, individualismes, corporatismes, féodalismes qui expriment la perte du sens de l’intérêt national. La République repose sur une double exigence : la vertu pour les gouvernants et la participation pour les citoyens.