Lecture: Jean Bichelonne 1904-1944 un polytechnicien sous Vichy, entre mémoire et histoire, Limore Yagil, éditions SPM

A l’heure ou le souvenir du pétainisme et du régime de Vichy hante de nouveau le discours politique, il est urgent de revenir à l’histoire, en essayant de se rapprocher le plus possible des faits à travers des témoignages ou l’œuvre d’historiens. L’erreur est de penser que « révolution nationale » fut le seul fait de l’extrême droite maurrassienne parvenue au pouvoir et c’est pourquoi il convient de rappeler la place essentielle des technocrates dans ce régime. [D’où le compte-rendu ci-dessous qui m’est adressé par H.]

Il en fut déjà question dans ces pages au mois d’avril dernier à travers la recension du livre de Jean Berthelot « Dans les coulisses du pouvoir 1938-1942 ». L’auteur, brillant polytechnicien, y explique son parcours au sein du régime de  de Vichy et apporte un éclairage bienvenu sur le régime honni, ses acteurs et la confirmation que l’influence de ce régime sur  notre société du XXIème siècle est bien plus importante que l’on peut le croire ou le prétendre et que les comportements humains ne changent guère.

En 2015, est sorti sous la plume d’une universitaire d’origine israélienne,  Limore Yagil, historienne et spécialiste de cette époque trouble (https://fr.wikipedia.org/wiki/Limore_Yagil), un ouvrage consacré à Jean Bichelonne, autre polytechnicien égaré au bord de l’Allier sous l’Ocucpation. Ce livre est extrêmement dense et fourmille d’informations diverses qui nous éclairent un peu plus sur les arcanes du pouvoir autour de l’hôtel du Parc. Il  contraste avec celui de Jean Berthelot en ce sens où c’est avant tout un travail d’historien d’excellente facture plutôt  qu’un simple témoignage forcément limité dans sa portée.

Jean Bichelonne, un mathématicien exceptionnel égaré dans la politique selon Robert Aron, par le rôle et  l’influence qu’il a eus de 1940 à 1944 au sein des gouvernements successifs du maréchal Pétain, mérite qu’on s’attarde sur sa personne. Entré avec une moyenne de 19,75 sur 20 à Polytechnique (promotion 1923), ce record ne semble n’avoir jamais été battu depuis, il était reconnu pour son esprit presque anormal, sa puissance de travail et sa mémoire exceptionnelle. En 1926, major de sa promotion, il intègre naturellement l’école des Mines.  Passons rapidement sur sa carrière, brillante, dans l’entre deux-guerres : ingénieur du Corps des mines, il est alors affecté au service des mines de Lorraine. Il est ensuite nommé directeur général des aciéries de Senelle-Maubeuge et est professeur de sidérurgie à l’École des mines de Paris entre 1935 et 1937. Adjoint au directeur général des chemins de fer en 1937, il y suscite l’admiration par la rapidité avec laquelle il mène la nationalisation des chemins de fer et début 1939, il est directeur du contrôle des chemins de fer au ministère des Travaux publics. A trente-cinq ans, c’est une tête déjà bien pleine dans une tête très bien faite.

La guerre le voit directeur de cabinet auprès du ministre de l’Armement Raoul Dautry[1] (septembre 1939-juin 1940). C’est à ce poste qu’il organise et met en œuvre, en signant l’ordre de mission gouvernemental du 16 juin 1940, le départ du stock d’eau lourde français vers la Grande-Bretagne (200 litres). Cette action empêcha les allemands de s’en emparer et aida considérablement les alliés. Car n’oublions pas, Jean Bichelonne, quelques fussent ses erreurs de jugement par la suite, était avant tout patriote.

Mais le vote du 10 juillet 1940 va considérablement changer la donne car se met en place dans le pays un régime avant tout  hiérarchique, national et autoritaire et non fasciste ou totalitaire quoique puissent en dire certains en 2023. Comme de nombreux polytechniciens,  Jean Bichelonne a été proche dans les années 30, et l’était resté, du cercle de réflexion X-Crise. L’un des objectifs de ce « think-thank » avant l’heure était de trouver des solutions aux problèmes économiques et sociaux générés par la crise des années 30 en défendant ce que certains ont appelé « un planisme des ingénieurs ». Les réflexions qui ont eu cours en son sein ont conduit X-Crise à un antilibéralisme assez affirmé et à son ralliement à l’économie dirigée. La  fameuse troisième voie entre capitalisme débridé et socialisme absolu, toujours à la mode dans nos sphères politiques et parfois économiques, vient de là.

Comme le souligne très justement l’auteur, au-delà des aspects des plus ignobles de la politique vichyssoise si  communément  rappelés pour faire oublier les erreurs politiques et économiques contemporaines, Bichelonne, et beaucoup d’autres comme lui, vont voir dans l’avènement du nouveau régime une occasion de mettre en œuvre leurs réflexions afin d’effacer aussi rapidement que possible les stigmates de la défaite, n’oublions pas qu’ils sont généralement tous très patriotes, et de construire les bases d’une nouvelle société qui tournera le dos aux erreurs de la précédente qui l’ont conduites au naufrage absolu en moins de vingt ans. Cette première expérience technocratique va d’ailleurs habituer le monde économique français à voir l’Etat s’ingérer dans ses rouages. Nous n’en sommes toujours pas sortis. Avant toute autre considération, « toute la spécificité de l’Etat français émane du fait qu’il est né précisément dans ce contexte historique de défaite militaire sans précédent dans l’histoire française, d’un état de choc que connaît la population française devant l’avances des troupes allemandes ».

L’avènement du régime de Vichy marque clairement  l’arrivée au pouvoir de ce qu’on appelle la technocratie dont Jean Berthelot est un bel exemple. Ce dernier, disciple de Jean Coutrot et d’Ernest Mercier, ne cessa de revendiquer que « C’est aux ingénieurs de construire des sociétés meilleurs car ce sont eux  et non les juristes et les hommes politiques qui disposent des outils nécessaires ! ». La Grande Guerre avait déjà mis le pied à l’étrier à cette technocratie en particulier lorsqu’il avait fallu passer d’une économie de temps de paix à une économie de temps de guerre (Clementel, ministre du commerce et Albert Thomas à l’Armement et comme figure plus connue, André Citroën). Les effets de cette transformation se feront d’ailleurs clairement sentir à partir de 1917. Dans l’entre deux-guerres, toutes cette classe intellectuelle sera sensible en matière économique aux travaux de Keynes et, dans les années 30, au New-Deal de Roosevelt.

« Par technocratie, il faut entendre l’accès au pouvoir politique de techniciens, des spécialistes, d’experts, choisis en fonction d’un critère de technicité » à l’exclusion de tout autre critère idéologique ou juridique. » Bichelonne, par ses choix s’inscrit pleinement dans cette démarche. Dans un pays sonné, dévasté par la guerre et au deux-tiers occupé, il peut difficilement, vu son patriotisme, ne pas être présent : « l’occasion leur parait tentante d’une réforme totale de l’Etat, soustraire de l’incompétence parlementaire, remis enfin entre les mains des spécialistes ».

Il s’y perdra car il était dépourvu de sens politique. De lui, repris par Limore Yagil, Claude Gruson dans « Origine et espoirs de la capitulation française » écrit : « Bichelonne était un homme d’une qualité intellectuelle exceptionnelle. Son patriotisme d’intention était au départ incontestable. Mais placé devant des problèmes techniques, administratifs et politiques qui n’avaient pas de précédent, mal préparé à en apprécier le poids politique, en raison des lacunes de sa culture qui était celle d’un ingénieur ; il s’était laissé prendre au jeu des solutions techniques qu’il élaborait quotidiennement et qui accaparait son attention vraisemblablement sans voir qu’il prenait en même temps des responsabilités politique inamissibles ».

L’auteur souligne, à juste titre, que Bichelonne s’est ingénié autant que faire se peut à contrarier l’appétit allemand. Très lié intellectuellement avec Albert Speer[2], un autre « technocrate », il signe avec ce dernier les accords du même nom afin de contrecarrer Sauckel qui exigeait des travailleurs pour le Grand Reich au prix, il est vrai, d’une sujétion toujours aussi plus importante de l’industrie française à la machine de guerre nazie.  Speer défendait l’idée qu’il était préférable de fabriquer dans les pays occupés, là la France, les matériels exigés par la guerre plutôt que d’exporter les travailleurs concernés en Allemagne. Approche intelligente et pragmatique qui séduit Bichelonne, soucieux de préserver les travailleurs et le potentiel industriel national dans la perspective de l’après-guerre mais qui s’apparente au syndrome de la rivière Kwaï comme l’a très bien remarqué Alfred Sauvy. A ce prix cependant, des milliers de travailleurs français ne partiront pas en Allemagne. De Bichelonne, Laval disait : « C’est un enfant avec une énorme tête bourrée de chiffres… ».

Emmené à Sigmaringen fin août 1944, Jean Bichelonne meurt le 21 décembre dans des circonstances  bizarres, des suites d’une opération du genou (il en souffrait suite à un accident) somme toute banale ordonnée par Himmler dans une clinique SS aux environs de Berlin. On ne saura jamais s’il a été victime de la malignité du chef SS ou bien si son décès est un bête accident. Le chirurgien qui l’opère, le docteur Karl Gebhardt, médecin personnel du chef SS, sera pendu en 1948 pour crimes de guerre (procès des médecins à Nuremberg).

Livre passionnant pour celui qui s’intéresse à cette période trouble de notre histoire, le livre de Limore Yagil nous dépeint autant le parcours d’un homme atypique qui a joué un rôle important au cœur du régime de Vichy que la montée en puissance, circonstances tragiques obligent, et la prise de pouvoir des principales manettes de cet état par la « technocratie ».  A sujet, on pourrait évoquer l’émergence d’un état dit profond qui dirige le pays en dépit des alternances politiques. L’auteur, dans sa conclusion, consacre une longue partie à l’héritage de ces technocrates dans la France des trente glorieuses et dans la nôtre. Robert Paxton a souligné dans ses travaux le profond étatisme du régime de Vichy mais également sa modernité toujours d’actualité. Je laisse le soin au lecteur intéressé de découvrir quels sont les domaines concernés mais il se rendra compte qu’ils ont façonné plutôt deux fois qu’une notre pays.

H


[1]Raoul Dautry prendra ses distances dès juillet 1940. Il disait de son « poulain » : « C’est un cérébral qui résout les problèmes quels qu’ils soient. Ce n’est pas l’argent qui le guide, c’est l’orgueil… ».

[2] Sauckel, plénipotentiaire général pour l’emploi de la main-d’œuvre et organisateur à ce titre les déportations de travailleurs des pays occupés vers l’Allemagne, était un nazi pur et dur. Un profond désaccord l’opposait à Speer, ministre de l’Armement et de la Production de guerre. A l’inverse du premier, ce dernier voyait l’Allemagne comme le noyau central industriel d’une vaste zone de libre-échange et non comme une puissance impérialiste entourée de colonies qui lui fourniraient des matières premières et de la main d’œuvre.

Author: Redaction

Lecture: Jean Bichelonne 1904-1944 un polytechnicien sous Vichy, entre mémoire et histoire, Limore Yagil, éditions SPM

A l’heure ou le souvenir du pétainisme et du régime de Vichy hante de nouveau le discours politique, il est urgent de revenir à l’histoire, en essayant de se rapprocher le plus possible des faits à travers des témoignages ou l’œuvre d’historiens. L’erreur est de penser que « révolution nationale » fut le seul fait de l’extrême droite maurrassienne parvenue au pouvoir et c’est pourquoi il convient de rappeler la place essentielle des technocrates dans ce régime. [D’où le compte-rendu ci-dessous qui m’est adressé par H.]

Il en fut déjà question dans ces pages au mois d’avril dernier à travers la recension du livre de Jean Berthelot « Dans les coulisses du pouvoir 1938-1942 ». L’auteur, brillant polytechnicien, y explique son parcours au sein du régime de  de Vichy et apporte un éclairage bienvenu sur le régime honni, ses acteurs et la confirmation que l’influence de ce régime sur  notre société du XXIème siècle est bien plus importante que l’on peut le croire ou le prétendre et que les comportements humains ne changent guère.

En 2015, est sorti sous la plume d’une universitaire d’origine israélienne,  Limore Yagil, historienne et spécialiste de cette époque trouble (https://fr.wikipedia.org/wiki/Limore_Yagil), un ouvrage consacré à Jean Bichelonne, autre polytechnicien égaré au bord de l’Allier sous l’Ocucpation. Ce livre est extrêmement dense et fourmille d’informations diverses qui nous éclairent un peu plus sur les arcanes du pouvoir autour de l’hôtel du Parc. Il  contraste avec celui de Jean Berthelot en ce sens où c’est avant tout un travail d’historien d’excellente facture plutôt  qu’un simple témoignage forcément limité dans sa portée.

Jean Bichelonne, un mathématicien exceptionnel égaré dans la politique selon Robert Aron, par le rôle et  l’influence qu’il a eus de 1940 à 1944 au sein des gouvernements successifs du maréchal Pétain, mérite qu’on s’attarde sur sa personne. Entré avec une moyenne de 19,75 sur 20 à Polytechnique (promotion 1923), ce record ne semble n’avoir jamais été battu depuis, il était reconnu pour son esprit presque anormal, sa puissance de travail et sa mémoire exceptionnelle. En 1926, major de sa promotion, il intègre naturellement l’école des Mines.  Passons rapidement sur sa carrière, brillante, dans l’entre deux-guerres : ingénieur du Corps des mines, il est alors affecté au service des mines de Lorraine. Il est ensuite nommé directeur général des aciéries de Senelle-Maubeuge et est professeur de sidérurgie à l’École des mines de Paris entre 1935 et 1937. Adjoint au directeur général des chemins de fer en 1937, il y suscite l’admiration par la rapidité avec laquelle il mène la nationalisation des chemins de fer et début 1939, il est directeur du contrôle des chemins de fer au ministère des Travaux publics. A trente-cinq ans, c’est une tête déjà bien pleine dans une tête très bien faite.

La guerre le voit directeur de cabinet auprès du ministre de l’Armement Raoul Dautry[1] (septembre 1939-juin 1940). C’est à ce poste qu’il organise et met en œuvre, en signant l’ordre de mission gouvernemental du 16 juin 1940, le départ du stock d’eau lourde français vers la Grande-Bretagne (200 litres). Cette action empêcha les allemands de s’en emparer et aida considérablement les alliés. Car n’oublions pas, Jean Bichelonne, quelques fussent ses erreurs de jugement par la suite, était avant tout patriote.

Mais le vote du 10 juillet 1940 va considérablement changer la donne car se met en place dans le pays un régime avant tout  hiérarchique, national et autoritaire et non fasciste ou totalitaire quoique puissent en dire certains en 2023. Comme de nombreux polytechniciens,  Jean Bichelonne a été proche dans les années 30, et l’était resté, du cercle de réflexion X-Crise. L’un des objectifs de ce « think-thank » avant l’heure était de trouver des solutions aux problèmes économiques et sociaux générés par la crise des années 30 en défendant ce que certains ont appelé « un planisme des ingénieurs ». Les réflexions qui ont eu cours en son sein ont conduit X-Crise à un antilibéralisme assez affirmé et à son ralliement à l’économie dirigée. La  fameuse troisième voie entre capitalisme débridé et socialisme absolu, toujours à la mode dans nos sphères politiques et parfois économiques, vient de là.

Comme le souligne très justement l’auteur, au-delà des aspects des plus ignobles de la politique vichyssoise si  communément  rappelés pour faire oublier les erreurs politiques et économiques contemporaines, Bichelonne, et beaucoup d’autres comme lui, vont voir dans l’avènement du nouveau régime une occasion de mettre en œuvre leurs réflexions afin d’effacer aussi rapidement que possible les stigmates de la défaite, n’oublions pas qu’ils sont généralement tous très patriotes, et de construire les bases d’une nouvelle société qui tournera le dos aux erreurs de la précédente qui l’ont conduites au naufrage absolu en moins de vingt ans. Cette première expérience technocratique va d’ailleurs habituer le monde économique français à voir l’Etat s’ingérer dans ses rouages. Nous n’en sommes toujours pas sortis. Avant toute autre considération, « toute la spécificité de l’Etat français émane du fait qu’il est né précisément dans ce contexte historique de défaite militaire sans précédent dans l’histoire française, d’un état de choc que connaît la population française devant l’avances des troupes allemandes ».

L’avènement du régime de Vichy marque clairement  l’arrivée au pouvoir de ce qu’on appelle la technocratie dont Jean Berthelot est un bel exemple. Ce dernier, disciple de Jean Coutrot et d’Ernest Mercier, ne cessa de revendiquer que « C’est aux ingénieurs de construire des sociétés meilleurs car ce sont eux  et non les juristes et les hommes politiques qui disposent des outils nécessaires ! ». La Grande Guerre avait déjà mis le pied à l’étrier à cette technocratie en particulier lorsqu’il avait fallu passer d’une économie de temps de paix à une économie de temps de guerre (Clementel, ministre du commerce et Albert Thomas à l’Armement et comme figure plus connue, André Citroën). Les effets de cette transformation se feront d’ailleurs clairement sentir à partir de 1917. Dans l’entre deux-guerres, toutes cette classe intellectuelle sera sensible en matière économique aux travaux de Keynes et, dans les années 30, au New-Deal de Roosevelt.

« Par technocratie, il faut entendre l’accès au pouvoir politique de techniciens, des spécialistes, d’experts, choisis en fonction d’un critère de technicité » à l’exclusion de tout autre critère idéologique ou juridique. » Bichelonne, par ses choix s’inscrit pleinement dans cette démarche. Dans un pays sonné, dévasté par la guerre et au deux-tiers occupé, il peut difficilement, vu son patriotisme, ne pas être présent : « l’occasion leur parait tentante d’une réforme totale de l’Etat, soustraire de l’incompétence parlementaire, remis enfin entre les mains des spécialistes ».

Il s’y perdra car il était dépourvu de sens politique. De lui, repris par Limore Yagil, Claude Gruson dans « Origine et espoirs de la capitulation française » écrit : « Bichelonne était un homme d’une qualité intellectuelle exceptionnelle. Son patriotisme d’intention était au départ incontestable. Mais placé devant des problèmes techniques, administratifs et politiques qui n’avaient pas de précédent, mal préparé à en apprécier le poids politique, en raison des lacunes de sa culture qui était celle d’un ingénieur ; il s’était laissé prendre au jeu des solutions techniques qu’il élaborait quotidiennement et qui accaparait son attention vraisemblablement sans voir qu’il prenait en même temps des responsabilités politique inamissibles ».

L’auteur souligne, à juste titre, que Bichelonne s’est ingénié autant que faire se peut à contrarier l’appétit allemand. Très lié intellectuellement avec Albert Speer[2], un autre « technocrate », il signe avec ce dernier les accords du même nom afin de contrecarrer Sauckel qui exigeait des travailleurs pour le Grand Reich au prix, il est vrai, d’une sujétion toujours aussi plus importante de l’industrie française à la machine de guerre nazie.  Speer défendait l’idée qu’il était préférable de fabriquer dans les pays occupés, là la France, les matériels exigés par la guerre plutôt que d’exporter les travailleurs concernés en Allemagne. Approche intelligente et pragmatique qui séduit Bichelonne, soucieux de préserver les travailleurs et le potentiel industriel national dans la perspective de l’après-guerre mais qui s’apparente au syndrome de la rivière Kwaï comme l’a très bien remarqué Alfred Sauvy. A ce prix cependant, des milliers de travailleurs français ne partiront pas en Allemagne. De Bichelonne, Laval disait : « C’est un enfant avec une énorme tête bourrée de chiffres… ».

Emmené à Sigmaringen fin août 1944, Jean Bichelonne meurt le 21 décembre dans des circonstances  bizarres, des suites d’une opération du genou (il en souffrait suite à un accident) somme toute banale ordonnée par Himmler dans une clinique SS aux environs de Berlin. On ne saura jamais s’il a été victime de la malignité du chef SS ou bien si son décès est un bête accident. Le chirurgien qui l’opère, le docteur Karl Gebhardt, médecin personnel du chef SS, sera pendu en 1948 pour crimes de guerre (procès des médecins à Nuremberg).

Livre passionnant pour celui qui s’intéresse à cette période trouble de notre histoire, le livre de Limore Yagil nous dépeint autant le parcours d’un homme atypique qui a joué un rôle important au cœur du régime de Vichy que la montée en puissance, circonstances tragiques obligent, et la prise de pouvoir des principales manettes de cet état par la « technocratie ».  A sujet, on pourrait évoquer l’émergence d’un état dit profond qui dirige le pays en dépit des alternances politiques. L’auteur, dans sa conclusion, consacre une longue partie à l’héritage de ces technocrates dans la France des trente glorieuses et dans la nôtre. Robert Paxton a souligné dans ses travaux le profond étatisme du régime de Vichy mais également sa modernité toujours d’actualité. Je laisse le soin au lecteur intéressé de découvrir quels sont les domaines concernés mais il se rendra compte qu’ils ont façonné plutôt deux fois qu’une notre pays.

H


[1]Raoul Dautry prendra ses distances dès juillet 1940. Il disait de son « poulain » : « C’est un cérébral qui résout les problèmes quels qu’ils soient. Ce n’est pas l’argent qui le guide, c’est l’orgueil… ».

[2] Sauckel, plénipotentiaire général pour l’emploi de la main-d’œuvre et organisateur à ce titre les déportations de travailleurs des pays occupés vers l’Allemagne, était un nazi pur et dur. Un profond désaccord l’opposait à Speer, ministre de l’Armement et de la Production de guerre. A l’inverse du premier, ce dernier voyait l’Allemagne comme le noyau central industriel d’une vaste zone de libre-échange et non comme une puissance impérialiste entourée de colonies qui lui fourniraient des matières premières et de la main d’œuvre.

Author: Redaction