Les éditions Perrin publient, pour la première fois en français, les Mémoires de Crista Schroeder, la principale secrétaire d’Hitler, notamment à partir de son arrivée au pouvoir en 1933, avec une présentation et des annotations de François Kersaudy. Le témoignage porte sur l’ensemble de la période où le Führer a dominé l’Allemagne. Le récit abonde d’anecdotes sidérantes, concernant la vie de la petite communauté des proches d’Hitler à Berchtesgaden, mais surtout ses dernières années, dans son bunker de la Tanière du loup d’où il dirige l’opération Barbarossa d’invasion de la Russie puis la débâcle de la Wehrmacht.
Le témoignage se compose de passages d’un journal intime et de lettres envoyées à des proches. Ce témoignage est capital pour tenter d’approcher la personnalité d’un personnage qui fut à l’origine du plus grand cataclysme de l’histoire de l’humanité, une guerre mondiale qui a causé 100 millions de victimes mais aussi, pour essayer de comprendre comment tout un peuple ou presque a obéi aveuglement à un dictateur qui emportait le monde – et son propre peuple – à l’apocalypse. Car, à bien des égards, Crista Schroeder incarne l’Allemagne de cette époque. Disons que cet ouvrage constitue une pièce capitale pour la compréhension de l’histoire du XXe siècle.
Pour cette secrétaire, à l’image de tout l’entourage, il est acquis que le Führer est une sorte de prophète infaillible et l’obéissance vient essentiellement de la conviction que ce dernier dispose d’une sorte d’intuition surnaturelle. Lui-même ne cesse de revenir sur le don visionnaire qu’il prétend posséder : Un jour dans une pièce près de l’escalier (où se tiennent les deux secrétaire dans son bunker de Haute-Silésie), nous avions demandé à Hitler, « pourquoi vous ne vous êtes pas marié? » Il nous répondit […]Je ne veux pas d’enfant. Je pense que la vie est généralement très difficile pour les descendants d’un génie.
Crista Schroeder s’ennuie à mourir dans le bunker entre les séances rituelles du thé en fin d’après-midi, en présence d’Hitler, la logorrhée obsédante de ce dernier, où il répète toujours les mêmes choses et le harcèlement des moustiques. La courtisanerie autour du Chef y atteint son paroxysme. Toute objection y est formellement interdite et taboue, entraînant le bannissement de son auteur de la communauté des familiaux du Führer. Celui-ci ne parle guère en privé des questions politiques ou militaires mais ses phobies de l’alcool, du tabac et de la viande hantent sa conversation de manière obsessionnelle.
Un jour, Crista tombe en disgrâce après un long monologue où Hitler annonce son intention d’interdire l’alcool et le tabac dans la Wehrmacht (et l’ensemble de l’Allemagne après la guerre) : Tout le monde approuva en hochant la tête. Moi seule, un peu éméchée, par ma visite au mess, intervint en affirmant sans retenue « Oh, Mein Führer, laissez donc ce plaisir à ces pauvres garçons! » Sans accorder d’attention à mon intervention idiote, Hitler continua à expliquer comment la nicotine et l’alcool détruisaient la santé des gens et abrutissaient leur cerveau. J’engageais alors l’artillerie lourde et je déclarais: « On ne peut pas réellement dire ça, Mein Führer, Hoffmann fume et boit à longueur de journée, pourtant, c’est l’homme le plus alerte dans le magasin… Entendant cela […] il se leva très vite sans un mot et parti sur un au revoir glacial, le visage sévère, et je compris alors ce que j’avais fait.
Pendant plusieurs mois, le Chef n’adresse plus la parole à sa secrétaire qui sombre dans une profonde déprime et tombe malade. La réconciliation n’interviendra que bien plus tard, quand la secrétaire s’engagera à ne plus fumer ni boire. Le portrait qui se dégage de ce récit au jour le jour est celui d’un Hitler littéralement obsédé par une forme d’ascétisme qui s’aggrave au fil des défaites militaires. D’après elle, au-delà de l’horreur viscérale du tabac et de l’alcool, son végétarisme absolu, Hitler n’avait d’ailleurs que des relations passionnelles, possessives mais platoniques avec ses maîtresses, y compris Geli (sa nièce de 16 ans) et même Eva Braun. [Un point qui surprend au regard d’autres témoignages].
Mais ce qui est saisissant, pendant que sous ses ordres se déroule le massacre génocidaire de dizaines de millions d’hommes, femmes et enfants, et leur souffrance indicible, c’est la médiocrité infinie du personnage. Hitler veut faire croire à son génie – et y parvient sans mal devant un entourage crédule – tandis que tout le système est fondé sur la croyance en ce génie. Toutefois, dans sa vie quotidienne, il se comporte comme le dernier des imbéciles. Au sujet d’une cuisinière diététiste recrutée par le Chef: Malheureusement, le destin de la charmante Viennoise prit un tournant tragique lorsqu’elle tomba amoureuse d’un jeune aide de camp de Martin Bormann. Ses origines raciales furent examinées et l’on découvrit que sa grand-mère était une enfant trouvée, ce qui mettait en question la pureté de son lignage aryen. Hitler ne toucha plus à la nourriture que préparait la malheureuse femme – en dissimulant cela sous le retour de ses problèmes gastriques. La bêtise, maître de ce monde?
MT