Lecture: Comment sont morts les politiques – le grand malaise du pouvoir, par Arnaud Benedetti, les éditions du Cerf, 2022.

Arnaud Benedetti, professeur associé à la Sorbonne, rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire, soulève l’une des grandes questions de notre époque : « Comment sont morts les politiques – où le grand malaise du pouvoir ». Dans un lumineux essai de philosophie politique de 180 pages, il convoque l’histoire et les auteurs les plus prestigieux, de Montesquieu à Jacques Ellul, en passant par Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville, Max Weber, pour analyser la crise actuelle du politique. 

Selon lui, elle est le fruit d’une évolution de longue date qui trouve son paroxysme aujourd’hui. L’approbation par la voie parlementaire du traité de Lisbonne, reprenant pour l’essentiel les dispositions du traité constitutionnel européen rejeté par référendum en 2005, a marqué, selon lui, un tournant emblématique dans la perte de confiance des citoyens envers le politique. « C’est une couche profonde du cerveau démocratique que le traité de Lisbonne vient bouleverser en s’affranchissant ouvertement du résultat d’une consultation. Le choix du peuple est effacé, réinitialisé au travers du seul mécanisme représentatif. Il n’a pas fini de produire se répliques et ses effets, tant il génère le sentiment d’une expropriation démocratique et d’une aliénation de la volonté générale. »

L’auteur montre au fil des pages comment l’effacement des frontières ou la mondialisation (globalisation) se traduit par un vertigineux déclin de la capacité des peuples à choisir leur destin : « A proportion que l’uniformisation gagne, la délibération recule, ce qui n’exclut pas pour autant des controverses planétaires qui n’ont trouvé à ce stade aucun moyen de régulation […] L’extension du domaine supra-étatique s’accompagne mécaniquement d’une rétractation du domaine démocratique. » Il revient sur les mécanismes qui vident le pouvoir politique de sa substance : les transferts de compétence à la bureaucratie supranationale ou l’emprise croissant des juridictions. Il insiste sur la montée en puissance des GAFAM (Google, FB, Amazon, etc.), l’un des phénomènes les plus spectaculaires de ces trente dernières années : « Ces firmes des technologies de l’information subvertissent le vieil ordre politique […] Elles gèrent l’information, l’agrègent, la croise, la diffuse et la commercialise. Elles prennent possession de milliards d’existence par la connaissance qu’elles génèrent de leur vie quotidienne et par les processus de contrôle qu’elles génèrent sur ces dernières. Elles réalisent peu à peu la prophétie pessimiste de Jacques Ellul qui, l’un des premiers, vit dans la révolution informatique l’accomplissement de la domination technicienne. »  

Il en résulte l’abstentionnisme et la montée du vote protestataire, une méfiance croissante envers la politique et le dégoût de la chose publique qui s’exprime dans la montée des rebellions à l’image des Gilets Jaunes : « De facto la démocratie a tout de l’église désertée, la liturgie républicaine opère comme une vague prière récitée mécaniquement sans que l’on en saisisse le sens profond, au-delà d’une sonorité qui parle vaguement, comme en écho à une accoutumance lointaine. »  Et d’ailleurs, « l’abstention indique une montée de l’athéisme civique, une perte de foi dans ce que la démocratie a sans doute fait de mieux ou de plus abouti dans l’histoire récente, à savoir la démocratie libérale ». Pour Arnaud Benedetti, la crise sanitaire a encore amplifié ce phénomène. « La pandémie a renforcé les tendances à l’individualisation sur fond de retour en catastrophe de l’Etat mais d’un Etat devenu hyper-tutélaire, voire intrusif […] A ce vide où l’impuissance s’est compensée par un surcroît de surveillance des comportements, dans un pays comme la France où historiquement le contrat entre le peuple et l’Etat consiste à accepter un Etat collectivement fort mais scrupuleusement contenu dans son droit au regard de la sphère domestique, a répondu en écho le repli sur soi » (d’où la poussée de l’abstentionnisme aux dernières élections municipales et régionales).

L’impuissance croissante du politique a pour corollaire une tendance à la médiocrité de son personnel. « Si la politique, en tant qu’activité voit son prestige tous les jours un peu plus battu en brèche, sans doute faut-il y comprendre les raisons pour lesquelles le sentiment général de sa médiocrité réelle ou supposée gagne de larges secteurs de l’opinion. Elle n’appelle plus les énergies, moins les talents, ne rapporte plus son expression au terreau fécond des humanités, mais elle exige un personnel adaptable aux prérequis de la mondialisation. » Dans ce contexte d’impuissance croissante, faute de choix, d’action et de programme, la politique en est réduite à être une affaire de communication et de manipulation de l’opinion. Pour décrire l’archétype du dirigeant politique de nos jours, il cite un texte incroyablement prophétique de Max Weber : « C’est un ennemi bien vulgaire, trop humain, que l’homme politique doit vaincre chaque jour et chaque heure : la très ordinaire vanité […] Il ne peut y avoir de caricature plus ruineuse à la politique que celle du matamore qui joue avec le pouvoir à la manière d’un parvenu, ou encore narcisse vaniteux de son pouvoir, bref tout adorateur du pouvoir comme tel » (pour lui-même).

MT

Author: Redaction