C’est toujours avec le plus vif plaisir que je partage sur ce site mes dernières lectures, non pour en faire un compte-rendu exhaustif, mais dans l’espoir de susciter un intérêt envers tel ou tel ouvrage que j’ai aimé et qui m’a procuré du bonheur. Henri Bergson est souvent considéré comme l’un des plus grands penseurs français du XXe siècle, plus ou moins délaissé aujourd’hui en dehors des cours de philosophie. Qui s’ intéresse encore au prix Nobel de littérature en 1927, « dernier grand nom de l’histoire de l’intelligence européenne » (selon Paul Valéry).
Sur son enfance et sa jeunesse, on sait peu de choses. Il est né à Paris, en 1859, d’un père polonais, musicien, spécialiste de Chopin et d’une mère irlandaise, tous les deux de confession juive. Il connaît une adolescence solitaire et austère à Paris, où il suit ses études, tandis que ses parents sont installés à Londres. D’abord passionné par les mathématiques, où il se révèle extrêmement brillant, il opte pour la philosophie, intègre l’Ecole normale supérieure, second à l’agrégation à l’âge de 19 ans, la même année que Jean Jaurès et Emile Durkheim. L’ouvrage retrace les étapes de son ascension, tour à tour professeur à Clermont-Ferrand, pendant 5 ans, à Paris, au Lycée Henri IV, au Collège de France où son enseignement lui vaut un immense succès. Ses ouvrages sont relativement peu nombreux, moins d’une dizaine, dont les plus connus sont l’Essai sur les données immédiates de la conscience, le rire, l’Evolution créatrice, l’Energie spirituelle, les Deux sources de la morale et de la religion. « On n’est jamais tenu de faire un livre » écrivait-il.
Comment essayer de résumer sa pensée et son apport à l’histoire des idées en quelques mots et sans faire trop de contre-sens? Bergson distingue d’une part « l’intelligence », qui permet aux hommes de se doter d’outils pour dominer la nature et améliorer leurs conditions de vie grâce à la maîtrise des technologies; et d’autre part « l’intuition » source de la connaissance de soi et de rencontre avec « l’élan vital » qui est la source de toute création et de la marche du monde, une rencontre débouchant sur le sentiment de la « durée », mais aussi le mysticisme et la religiosité. Il s’oppose ainsi au rationalisme, au matérialisme et à l’intellectualisme.
Maigre, de taille moyenne, le front dégarni, un visage osseux, des yeux clairs, transparents, sa vie privée est également mal connue. Il était marié et il avait une fille, Jeanne, handicapée, sourde et muette, a vécu à Paris, à Saint-Cyr-sur-Loire, en Suisse où il disposait d’un chalet dans la montagne. De santé fragile, il souffrait, à partir de la quarantaine, de graves rhumatismes limitant sa mobilité et lui imposant des soins constants. Chez lui, la pensée ne doit pas être distinguée du vécu: « à savoir que les idées réellement viables, en philosophie, sont celles qui ont été vécues d’abord par leur auteur… » Pourtant, il ne s’est jamais raconté, n’a pas fait le récit de sa vie, comme tétanisé par une modestie et une discrétion naturelle qui sont au cœur de son caractère.
Bergson fut envoyé à Washington au début de 1917 par le président de la République Poincaré et Aristide Briand, président du Conseil, pour pousser les Etats-Unis à entrer en guerre au nom de la morale universelle. Il s’est lié à cette occasion avec le président Wilson, et a conçu avec lui les bases de la sociétés des nations (SDN), sur laquelle il ne fondait pas des illusions démesurées. Le philosophe exprime sa confiance dans l’humanité, convaincu que l’intuition peut réunir ce que les frontières et les clivages séparent et conduisent à la guerre: « Pourquoi l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan est venu« .
Bergson est un philosophe engagé dans la cité. Il se caractérise par sa passion absolue de la France, un profond et intense sentiment national. Se souvenant de son séjour aux Etats-Unis et de la décision du président Wilson, le 2 avril 1917, d’entrer en guerre au côté de la France, il écrivit: « J’ai vécu là des heures inoubliables. L’humanité m’apparaissait comme transfigurée. Surtout ma France adorée était sauvée. Ce fut la plus grande joie de ma vie. » Cet amour absolu et inconditionnel de la France lui valut l’inimitié de nombre d’intellectuels qui le lui ont amèrement reproché, notamment de Julien Benda, qui le visait particulièrement dans son célèbre ouvrage « La trahison des clercs » .
La fin de sa vie est tragique. A demi paralysé, il voit venir avec une horreur indicible la deuxième guerre mondiale et la défaite de la France, écrivant en 1939: « J’aurais sombré dans le pire désespoir si je ne m’étais dit et redit qu’on a jamais le droit de désespérer, qu’il reste toujours des devoirs à accomplir ». Après la débâcle, l’installation du régime de Vichy, et ses premières décisions antisémites, dans le contexte des persécutions nazies, il refuse toutes les mesures de faveurs que pourrait lui valoir sa notoriété et partage la souffrance des Français à Paris. Il décède pendant l’hiver 1941, dans l’oubli et l’indifférence, auprès de sa femme et de sa fille, de congestion pulmonaire en raison des rigueurs de l’hiver et de l’impossibilité de se chauffer. Un passage de son testament, écrit avant la guerre, en 1938, est profondément bouleversant et se dispense de tout commentaire:
« Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti si je n’avais vu se préparer depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain les persécutés. Mais j’espère qu’un prêtre catholique voudra bien, si le cardinal archevêque de Paris l’y autorise, venir dire des prières à mes obsèques. Au cas où cette autorisation ne serait pas accordée, il faudrait s’adresser à un rabbin, mais sans lui cacher et sans cacher à personne mon adhésion morale au catholicisme, ainsi que le désir, exprimé par moi, d’avoir les prières d’un prêtre catholique. »
Maxime TANDONNET