Chaque année, le salon de l’agriculture s’impose comme une manifestation populaire où se pressent des familles de tout milieu mais aussi un événement politique majeur, notamment à la veille d’élections. Le déplacement ultra médiatisé du chef de l’Etat à la porte de Versailles a pris, à chaque mois de février, une dimension rituelle. L’image d’Epinal de Jacques Chirac, le « président sympathique », flattant le « cul des vaches » et partageant avec des paysans une assiette de charcuterie et un verre de vin rouge, reste gravée dans la mémoire des Français. Le temps de présence consacré au salon de l’agriculture est perçu par les responsables politiques comme un levier des sondages de popularité. En revanche, un salon de l’agriculture qui tourne mal peut être désastreux pour l’image présidentielle. La colère des agriculteurs en 2016 contre François Hollande, conspué, sifflé et insulté, a marqué une étape de la descente aux enfers d’un quinquennat. A l’heure où la vie politique s’enfonce toujours plus loin dans la logique d’un grand spectacle narcissique et hors sol, il est absolument impératif de s’y montrer ce jour-là en communion avec la nation et le pays profond que la profession agricole incarne.
Le salon de l’agriculture doit son formidable succès à une réminiscence collective de 1600 ans d’histoire d’une nation à dominante paysanne et rurale. Jusqu’à la révolution industrielle du XIXe siècle, 80 à 90% de la population vivaient du produit de la terre. Et la part des agriculteurs dans la population active dépassait encore les 40% à la veille de la deuxième guerre mondiale. D’où l’importance phénoménale du salon de l’agriculture pour les présidents français qui rêvent tous d’inscrire leur nom dans la continuité du « roman national ». Il est un moment fort de l’année qui leur permet de s’enraciner dans une illusion de terroir, tout comme les multiples cérémonies mémorielles et autres panthéonisations. C’est pourquoi dans la logique d’une vie politique désormais réduite à n’être, pour l’essentiel, qu’un théâtre grandiloquent, il est fondamental d’apaiser les esprits du monde agricole avant la grand-messe annuelle de février à la Porte de Versailles. A la veille des élections européennes qui se présentent dans des conditions défavorables pour la majorité au pouvoir, cet impératif d’image est particulièrement crucial.
Toutefois, cette sublimation du monde paysan, au cœur de la métropole parisienne, relève de la logique d’un miroir inversé. Le salon de l’agriculture donne une image heureuse, aseptisée et opulente de la vie rurale et de la profession agricole, mais aussi trompeuse. Elle sert à masquer la tragédie du monde agricole qui s’exprime dans toute l’Europe sous forme de manifestations et plus particulièrement en France, gagnée depuis le début de l’année par un virulent mouvement de contestation. Les annonces de M. Gabriel Attal, le Premier ministre, qui répondaient aux revendications les plus immédiates des organisations agricoles, par exemple sur le financement d’aides supplémentaires de l’Etat ou la suspension de nouvelles contraintes liées à la protection de l’environnement concernant l’usage des pesticides notamment, ont certes facilité la levée de barrages sur les autoroutes.
Ces mesures ponctuelles n’avaient pas, pour autant, l’ambition de répondre au malaise profond d’une profession qui cumule les difficultés et les frustrations. Le nombre d’exploitations poursuit son effondrement à la faveur d’une concentration de la propriété agricole. Il n’est que de 400 000 en 2024 contre 800 000 en 1988, un tiers des exploitants ayant plus de 60 ans. Le revenu moyen des exploitants est inférieur au SMIC selon l’INSEE : 1475 € brut en tenant compte toutefois de profondes inégalités. 18% vivent sous le seuil de pauvreté et beaucoup d’entre eux, notamment les petits éleveurs, vivent en marge de la société, privés de vacances et de week-ends, et cumulant les contraintes de la vie rurale pour l’accès aux soins ou la scolarisation de leurs enfants. Accusés d’être des pollueurs par certains mouvements écologistes, ils ne se sentent pas reconnus dans leur mission d’entretien de la campagne et de ses paysages. La profession compte un suicide par jour d’exploitants poussés au désespoir par des dettes qu’ils ne parviennent pas à rembourser.
Alors, toujours dans la perspective de sauver leur passage au salon de l’agriculture 2024 – une vitrine qui contraste avec la réalité d’une profession – et désamorcer la colère qui pourrait s’y exprimer, les dirigeants au pouvoir prennent des initiatives exprimant une intention de dépasser le stade d’annonces ponctuelles, et, désormais, de se préoccuper en profondeur de l’avenir du métier d’agriculteur. Ils parlent de restaurer « la souveraineté agricole » et le chef de l’Etat lui-même organise « un grand débat » sur le modèle de celui qui avait accompagné la sortie de crise des Gilets Jaunes.
Cependant, les marges de manœuvres de la politique française sont désormais réduites sur ce dossier (comme sur beaucoup d’autres). L’avenir de l’agriculture se joue largement au niveau de l’Union européenne. La politique agricole commune (PAC) assure en moyenne 74% du revenu des agriculteurs sous forme de subventions (avec de fortes inégalités : 250% pour l’élevage bovin et 4% de l’horticulture). Les grands sujets de l’avenir qui préoccupent la profession se décident au niveau européen, dans un contexte où les décisions essentielles échappent à la souveraineté nationale : l’ouverture du marché européen à l’Ukraine, les négociations de libre-échange avec le Mercosur (« marché commun de l’Amérique du Sud »), le « pacte vert » réputé comme imposant, à terme, des contraintes environnementales supplémentaires aux agriculteurs. Dès lors, le premier devoir de tout responsable politique (actuel ou futur) n’est-il pas de commencer par dire la vérité au monde agricole (sur le possible et ce qui ne l’est plus), plutôt que d’essayer de le séduire avec des gestes ou paroles emblématiques et d’illusoires perspectives, dans un contexte électoral tendu, et plaqués sur le populaire mais chimérique salon de l’agriculture ?
MT