L’institut Montaigne publie un rapport remarquable de M. Hakim El Karoui, normalien, agrégé de géographie, sur l’islamisme comme idéologie. Ce document, dont un bref extrait est reproduit ci-dessous, doit être lu dans son ensemble pour mieux comprendre une menace qui pèse sur la cohésion des sociétés européennes. Après cette publication, nul ne pourra encore dire, à l’avenir, « qu’il ne savait pas. »
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2.3. Les salafistes, en situation de monopole
Arrivé plus tardivement que le Tabligh et les Frères d’Europe, le salafisme est aujourd’hui en situation de monopole. S’appuyant sur le travail de terrain et de réislamisation opéré par ses deux prédécesseurs, qui n’ont pas entièrement disparu, le salafisme est aujourd’hui en situation de monopole idéologique. Leur hégémonie se joue tant sur le plan théologique que sur le plan liturgique et à celui des normes quotidiennes. Il ne faut bien entendu pas comprendre par là que tous les musulmans de France sont des salafistes, loin de là, mais que le salafisme est devenu la référence à partir de laquelle se définissent (ou se distinguent) les pratiques et discours religieux, y compris ceux des Frères musulmans qui sont obligés d’adapter leur discours aux nouvelles attentes de leur public. Une présence diffuse. À partir des années 1990, les salafistes font leur apparition au sein de l’islam de France et se développent en parallèle et concurremment aux Frères musulmans et aux tablighis.
Comme le précise Samir Amghar, la majorité des principaux prêcheurs du salafisme en France sont d’origine algérienne et s’y sont installés dans les années 1980 et 1990 (voir partie III, chapitre 4). Contrairement aux Frères musulmans, le salafisme n’a pas d’unité en France, et ne cherche pas à en avoir. Son implantation est locale, diffuse et fluide, sans structuration ni hiérarchie autre que l’autorité théologique des grands cheikhs. C’est ce qui fait la force d’une idéologie centrée sur l’individu et de petites communautés, et qui ne cherche pas la lumière, à l’inverse de l’UOIF. La conséquence est également celle d’un repli sur la communauté, la ville, le quartier, qui se communautarise. Les salafistes « prônent l’isolement et la séparation d’avec une société dans laquelle ils ne se reconnaissent pas » afin de vivre en imitant les premiers croyants musulmans et le Prophète Mahomet.
Selon les estimations, le salafisme militant concerne environ 15 000 à 20 000 personnes en France, sur une population relativement jeune et « trouve un terrain de diffusion particulièrement propice dans les anciennes “banlieues rouges” ». C’est notamment le cas de Trappes où l’influence de l’Arabie saoudite se fait ressentir dès les années 1980 au travers de distribution de livres, de pèlerinage à la Mecque et de prédicateurs itinérants distribuant des bourses d’étude pour Al-Azhar et les universités saoudiennes. Les facteurs socio-économiques ne sont pas suffisants pour expliquer l’essor de l’islamisme dans certaines zones françaises. Le contexte international occupe une place importante dans l’expansion islamiste. À titre d’exemple, selon Mohammed Ali Adraoui, la guerre d’Algérie dans les années 1990, a été déterminante dans la progression du salafisme en France. L’importation du conflit s’explique par les liens historiques, migratoires, politiques entre les deux pays. Beaucoup d’imams arrivent par ailleurs à cette époque, notamment à Marseille et Paris et sa banlieue. Trappes a également accueilli des algériens du GIA et du FIS expulsés de leur pays pour des raisons politiques : « En France, le discours des activistes du GIA fédère d’abord des sympathisants islamistes algériens, puis les premiers convertis, et touche désormais les beurs »
Les salafistes offrent une version plus simple de l’islam et attirent ainsi les jeunes. L’expansion locale du salafisme La diffusion du salafisme à l’échelle d’un quartier prend la forme de la création d’une ambiance de religiosité et de surveillance. Elle prend le plus souvent comme point de départ un centre, que ce soit un prêcheur charismatique, une mosquée ou une association. Elle prend ensuite comme appui d’autres associations, des lieux de rassemblement a priori sans lien avec la religion, et devient progressivement visible dans l’espace public. Dans certaines communes, c’est autour d’une personnalité charismatique que s’est développé l’islamisme radical. Grâce à un talent oratoire certain et d’un discours bien rodé, la première étape est la création d’un réseau de disciples qui prêchent ensuite dans d’autres mosquées, et permet ainsi de gagner en influence.
L’importance de l’imam Abdel Hadi Doudi, adoubé par Rabi’ al-Madkhali, dans l’essor du salafisme à Marseille en est un exemple. En décembre 2017, la mosquée As-Sounna dans laquelle il prêchait depuis une trentaine d’années a été fermée par les autorités pour six mois. Selon la préfecture de police, « en un peu plus d’une quinzaine d’années, le prosélytisme patient et continu d’Abdel Hadi Doudi a conduit à la diffusion du message salafiste à un quart des fidèles » Une note anonyme du renseignement territorial révélait que 25 % des musulmans de Marseille qui assistaient à des prêches du vendredi fréquentaient des mosquées salafistes. Celles-ci constituaient quinze des 80 mosquées de Marseille. Selon la note, Doudi aurait implanté ses disciples dans 17 mosquées du département76. Une dynamique claire de l’implantation et de la diffusion des idées islamistes apparaît. Comme l’explique Abderrahmane Ghoul, vice-président du Conseil régional du culte musulman, « dès que (les salafistes) mettent la main sur une mosquée, peu à peu cela infuse dans le quartier parce que les gens viennent prier au plus près de chez eux, tout simplement. Après, ce sont les commerçants, les snacks, les libraires qui basculent. Les salafistes prennent alors le pouvoir sur le quartier ».
C’est ainsi que l’islamisme s’est implanté à Sarcelles, en suivant les schémas classiques : entrisme dans les mosquées, politique tournée vers la jeunesse et investissement dans les champs associatifs. Les islamistes sont implantés dans le quartier de l’école Jean-Jaurès et rassemblent près de 50 à 60 fidèles par jour et 200 pendant le Ramadan. Ces chiffres sont cependant moins importants que ceux de la principale mosquée de la ville « Foi et Unicité » qui attire entre 300 et 400 fidèles. Des salles de prières sont aménagées dans les immeubles et les jeunes sont recrutés pour leur parler de la vie du Prophète et leur donner les bases de la connaissance théologique de l’islam.
Les relais du salafisme sont plus surprenants. Ainsi le kebab Chicken planet, situé entre la mosquée et le lycée de la ville de Trappes, devient par exemple l’épicentre du groupe salafiste trappiste, puis le point de repère des candidats au djihad en Syrie. Progressivement, une ambiance de suspicion et de surveillance se met en place. Toujours à Trappes, les salafistes « surveillent les commerces et ont peu à peu dissuadé les cafés tenus par la communauté, comme ils appellent les musulmans, de vendre de l’alcool et de la nourriture qui ne serait pas halal. Ils suivent des yeux les jeunes filles qui se rendent au lycée de la Plaine-des-Neauphle et leur font parfois la leçon pour un pull trop ajusté (…)
La thèse d’un vote musulman est souvent développée en période électorale. Cependant, le vote musulman, comme le démontre Hugo Micheron, ne passe pas directement par les urnes mais par des pressions exercées par de lobbys locaux comme l’Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis, qui tentent de mobiliser les votes des communautés musulmanes en échange de certaines revendications. En revanche, il existe des lobbys qui, à l’échelle des municipales de 2014, se mobilisent pour faire élire des candidats sur la base de leur appartenance religieuse pour consolider l’islamisme localement. Cela montre aussi les négociations entre religieux et personnages politiques. Ces derniers ont recours aux groupes religieux pour pacifier les banlieues, lutter contre les réseaux de trafic locaux et contre la délinquance. En échange, ils soutiennent le financement des mosquées et des centres culturels.
Lieu de socialisation par excellence, en particulier chez les jeunes, les clubs de sport sont devenus une cible de choix pour les salafistes prosélytes (y compris djihadistes). Cet engouement se traduit par leur présence dans beaucoup de complexes sportifs amateurs, dans lesquels ils communiquent leurs normes et peuvent même aller jusqu’à recruter. En octobre 2015, une note du Service central censée rester confidentielle, présente le sport comme un « vecteur de communautarisme, voire de radicalisme ». Le document mentionne entre autres des prières sur la pelouse dans des clubs de foot de Perpignan, l’interdiction aux femmes d’accéder à certains clubs house, l’exigence de repas halal, l’interdiction de l’alcool et le refus de la mixité. Il mentionne également une association sportive à Strasbourg qui obligerait les filles à porter le voile et les garçons à prier pendant les mi-temps. Parfois, au lieu d’investir et de noyauter une structure préexistante, les salafistes en créent une nouvelle. Des clubs communautaires salafistes ont ainsi été ouverts, par exemple à Bobigny. Parmi eux, le Elle Club, anciennement Sunna Club, offre des équipements de sport et des cours de kick-boxing, « dans un cadre exclusivement féminin (…) Le tout sans musique ! »Plus globalement, la création d’associations fermées aux non-salafistes constituent une étape supplémentaire dans la séparation et l’émergence d’une société parallèle. Le rapport du Service central du renseignement territorial le précise d’ailleurs : ce communautarisme assumé fait de ces clubs des associations exclusivement musulmanes et ne favorise pas l’adhésion de membres non-musulmans.
Le développement de l‘islamisme s’est historiquement concentré dans des villes connaissant un contexte socio-économique précaire. Il s’est essentiellement développé dans les anciens bassins industriels de l’après-guerre, dans les périphéries de grandes villes ou dans des villes de la reconstruction qui ont accueilli des immigrés pendant les Trente Glorieuses et qui connaissent aujourd’hui de forts taux de pauvreté et de chômage. La ville de Roubaix en est un exemple. Lors de la révolution industrielle du XIXe siècle, la commune française connaît un essor grâce à son industrie du textile. Cependant, dans les années 1960, Roubaix est frappée par la crise économique, les usines de textile déménagent à l’étranger et Roubaix doit se reconvertir. La ville, dont la population en 1997 était à 32 % d’origine étrangère, fait aujourd’hui partie des villes les plus pauvres de France avec en 2014, 45 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Roubaix a connu une douzaine de départs en Syrie.
Dans le livre La Communauté, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin mettent en évidence, au fil du récit, les changements qui s’opèrent à Trappes. Cette ville des Yvelines, dont la majorité des habitants travaillaient dans l’industrie automobile, a durement été frappée par la crise économique. Les auteures décrivent également une ségrégation géographique, deux mondes parallèles de part et d’autre du périphérique : « on va en France Les journalistes expliquent qu’à l’élection du maire communiste en 1966, Trappes, bastion communiste, est déjà considérée comme une « contre société », un laboratoire pour le parti. On constate que les foyers d’islamisme comme les villes de Trappes, Roubaix, Clichy-sous-Bois, Aubervilliers, Marseille ou encore Strasbourg font partie des zones franches urbaines (ZFU) répondant à des critères comme le taux de chômage, la proportion de jeunes, proportion de personnes avec ou sans diplôme et le potentiel fiscal par habitant.
C’est dans ces zones défavorisées que l’Etat peine à dynamiser que la diffusion de l’islamisme s’effectue le mieux. Ainsi, ces villes connaissent des taux de pauvreté et de chômage bien au-dessus de la moyenne nationale : Trappes (taux de pauvreté de 24,6 % et 19,4 % de chômage), Roubaix (45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté) ou encore Aubervilliers (44,3 % de pauvreté et 23,8 % de chômage)91. L’expansion islamiste ne se limite cependant pas à ces quartiers des grandes villes. Lunel, par exemple, ne fait pas partie de ces ZFU et connaît pourtant un grand nombre de radicalisés : une vingtaine d’habitants ont rejoint les rangs de l’organisation État islamique en Syrie. Cette commune rurale de 25 000 habitants en Camargue ne totalise pas toutes les caractéristiques établies ci-dessus. Si Lunel n’est pas une ancienne ville industrielle comme les autres villes foyers d’islamisme, elle connaît tout de même une diffusion forte des idées islamistes. Les chiffres permettent cependant d’établir un lien : aujourd’hui 1/5 de la population est au chômage et 1/4 des habitants vit sous le seuil de pauvreté. La stigmatisation et l’exclusion des populations musulmanes a également joué un rôle très important. En effet la religion est vue à Lunel comme l’un des seuls processus d’intégration sociale, développant ainsi le communautarisme. La tendance générale révèle ainsi un contexte socio-économique difficile dans ces foyers, permettant d’expliquer le choix des islamistes de s’implanter au sein de ces quartiers plutôt que d’en autres.
Le salafisme s’oppose donc au frérisme, qu’il a en parti remplacé, puisqu’il ne cherche pas l’intégration (sous forme de communauté), mais le repli communautariste. Si l’identité musulmane est également au cœur de sa pensée, ce n’est pas d’un point de vue social et politique, mais d’un point de vue religieux. Il profite cependant du travail effectué pendant deux décennies par les Frères musulmans, qui ont installé auprès des populations musulmans l’importance de l’islam comme référence dans la vie quotidienne. La réponse apportée par l’identité musulmane n’a cependant pas le même sens. Là où elle signifie fierté communautaire mais volonté d’intégration chez les premiers, elle signifie rupture chez les seconds, rupture qui est conçue comme une solution et une fin en soi. La logique interne du discours salafiste : préserver la communauté En quoi la réception des idées islamistes conduit-elle aux positions de rupture, notamment observées dans les enquêtes d’opinion ? Pour le comprendre, il faut étudier les modalités du discours salafiste. En effet, les salafistes sont, parmi les islamistes, ceux qui utilisent le plus la référence religieuse.
Or, leur discours, émis dans un contexte comme l’Europe où les musulmans (et encore moins les salafistes) ne sont pas majoritaires, promeut clairement l’existence d’une communauté à part dont l’identité ne serait fondée que sur la religion, et qui aurait pour devoir de se séparer du reste de la population. Le communautarisme, volontaire, en est la conséquence. Il s’agit de comprendre la logique interne du discours qui y conduit. Ce discours, auparavant transmis uniquement via des objets culturels (livres notamment) ou des sermons (à la mosquée ou à la télévision), se déploie aujourd’hui également sur internet. Avant d’analyser le fonctionnement des communautés salafistes sur les réseaux sociaux (chapitre 2), il convient donc de se pencher sur les discours tels qu’ils sont présents en quantité sur des sites internet francophones qui apparaissent parmi les mieux référencés pour toute recherche sur l’islam un tant soit peu avancée. Ces sites, souvent associés à un compte Twitter qui renvoient vers eux, sont d’aspect simples, couleurs froides, ornés de palmiers, de calligraphies et photographies de la Kaaba, mais évitant toute représentation de visages humains. Leur contenu se focalise sur le discours strictement religieux et sur la mise en ligne de fatwas, traduites puisque originellement émises par des cheikhs saoudiens.
Le discours de rupture nette avec le reste de la société est sous-tendu par un autre discours qui s’appuie sur le sentiment d’une décadence globale du monde ; pour échapper aux punitions divines qui risquent de s’abattre avant ou après la mort sur les pécheurs, il s’agit de se séparer physiquement d’une population considérée comme mécréante. L’enjeu est alors de parvenir à quitter le monde non salafiste et à s’en distinguer. Dans une société qui aurait péché par orgueil, les salafistes insistent sur la soumission aux ordres divins – rappelons que le terme « islam » signifie « soumission [à Dieu] » – tels qu’ils sont censés être clairement mis en œuvre dans les récits de la vie du Prophète. Les salafistes, jusque dans leur nom, revendiquent un respect scrupuleux de la tradition magnifiée qui serait l’émanation directe des actes idéaux des salafs, c’est-à-dire des « pieux ancêtres » compagnons de Mahomet. Puisque la société actuelle ne serait que décadence, il faudrait suivant la tradition du Prophète séparer physiquement la communauté des vrais croyants des mécréants et se distinguer de ces derniers en tout afin préserver la pureté de la communauté.
Dans cette logique, comme la société et son mode de fonctionnement sont viciés, il n’y a que les textes religieux qui peuvent guider et justifier ces comportements. Les textes et l’interprétation qui en est faite ne peuvent donc être critiqués de l’extérieur. La société décadente comme signe de la fin des temps Tous les discours de rupture avec la société française s’appuient sur une idée de décadence de cette société. Les mouvements intégristes et fondamentalistes, et le salafisme n’y coupe pas, accordent une très grande importance à cette idée d’une décadence. Pour les salafistes, les symboles de cette décadence supposée sont, par excellence, l’homosexualité et le comportement des femmes, deux thématiques qui permettent de mobiliser l’idée d’un renversement des valeurs et d’une transgression des normes divines. L’homosexualité est vue comme une perversion du couple hétérosexuel légitime : sa reconnaissance dans une société attesterait de la perversion du groupe dans sa globalité. La dénonciation de l’homosexualité par les salafistes procède tout d’abord de citations coraniques, avec la citation d’un passage dans lequel apparaît le prophète Lot. « L’acte du peuple de Lot » est alors sans ambiguïté interprétée comme la « sodomie » ou « l’homosexualité ». Dans le Coran (sourate 11 notamment), Lot est un prophète qui réchappe avec la majorité de sa famille à la destruction de son peuple.