Le ministère de la Justice et l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) ont organisé le 27 mai 2016 la troisième édition de la journée »Justice : état des savoirs » sur le thème »Frontières du droit, frontières de la justice ». Cette manifestation permet de poursuivre la construction d’un état des savoirs sur la Justice. C’est aussi un espace privilégié de rencontre, de dialogue, d’échanges entre les chercheurs en sciences sociales et les praticiens du droit (magistrats, avocats, greffiers…).
« En matière de Justice et de Droit, il ne faut pas penser la frontière comme une séparation ». Ces propos de Jacques Commaille, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, peuvent surprendre. Pour lui, « poser la question de la frontière, c’est paradoxalement poser celle de ce qui est au-delà, de ce qui peut les dépasser ». Au terme »frontière », Antoine Lyon-Caen, professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense et directeur d’études à l’EHESS, préfère pour sa part celui de »limite » : « la notion de »frontière » signifie que l’on sépare deux choses et je ne suis pas certain que l’on sache toujours ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière ». En outre, « la »limite », contrairement à la »frontière », n’est pas constituée, elle va intervenir, se construire » précise-t-il, soulignant ainsi sa dimension évolutive en fonction de la situation et des acteurs. Ces frontières du droit et de la justice sont en effet mobiles, poreuses comme le rappelle d’ailleurs l’étymologie du terme »frontière » qui désigne, dès le 13ème siècle, la ligne de front entre deux armées.
Il y a d’abord une porosité des frontières juridiques. La notion d »’étranger » est d’abord interrogée par Simona Cerutti, directrice d’études à l’EHESS, à partir du droit de l’époque moderne, puis par Serge Slama, maître de conférences à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense, qui a pris pour exemple la situation contemporaine de Mayotte. Mathilde Darley, chargée de recherche au CNRS, CESDIP, Centre March Bloch présente ensuite un travail sur la traite des êtres humains avec une approche comparée France/Allemagne. Elle explique que les acteurs du champ pénal ne se sont pas encore approprié la notion de »traite des êtres humains » : « la justice utilise surtout la notion de proxénétisme et non la notion de traite des êtres humains ».
Porosité des frontières de la Justice
Il y a également une porosité des frontières au niveau de la justice. Mariana Valverde, professeur à l’Université de Toronto évoque ainsi les commissions justice et vérité, formes de justice restaurative mise en place ces dernières années au Canada afin de faire la lumière sur les souffrances des enfants autochtones envoyés de force dans des pensionnats. Objectif de la justice restaurative : permettre aux victimes de se reconstruire, aux auteurs de prendre conscience de la gravité de leurs actes et à la société de s’apaiser. Pour Sandrine Lefranc, chargée de recherche au CNRS, Université Paris Ouest la Défense, cette justice restaurative, appelée également justice transitionnelle, contourne la justice pénale. « Cette forme de justice permet de retrouver une stabilité quand la justice pénale n’a ni les moyens humains, ni les moyens politiques de régler la situation » explique-t-elle, en appuyant notamment son argumentation sur son usage en Afrique du Sud au milieu des années 1990.
Emmanuel Dockès, professeur à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense, souligne ensuite que les modes alternatifs de règlement des litiges ont le plus souvent pour but d’éviter d’aller en justice et que l’apaisement proposé risque de se faire au préjudice de la partie la plus faible dans bien des cas. Dans les relations de travail en particulier, « en remplaçant le recours au juge par des méthodes contractuelles, on restreint l’accès au juge et on prend le risque que les relations soient déséquilibrées ». Pour Emmanuel Dockès, « il ne faut pas que les alternatives à la justice deviennent des justices alternatives » qui protègent le plus fort au détriment du plus faible. Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, chargé de recherche au CNRS, Centre Max Weber, Université de Lyon, présente ensuite ses travaux et sa réflexion sur les effets des processus de médiation. Après avoir expliqué la diversité des médiateurs et des types de médiations, il résume : « en France, le réflexe est le recours au juge, le recours à la médiation est une contre-culture ». Cette stratégie d’évitement du tribunal se manifeste également dans le conseil que donne l’écrivain Goethe au souverain face à l’auteur d’une publication infamante, comme l’explique Paolo Napoli, directeur d’études à l’EHESS.
Frontières mouvantes des professions du droit
Il y a également une porosité des frontières au niveau des professions judiciaires. Frédéric Schoenaers, professeur à l’Université de Liège, revient sur l’introduction du management dans les tribunaux belges dès le milieu des années 1990 et sur « la difficulté de concilier rationalité juridique et rationalité managériale ».
On constate aussi une porosité entre la politique, la haute fonction publique et les cabinets d’avocats d’affaires. C’est le sens de l’intervention d’Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS, Université Paris I. Les hauts fonctionnaires et les personnalités politiques qui intègrent le barreau d’affaires sont de plus en plus nombreux. Avec les nouvelles formes d’intervention de l’Etat dans l’économie, le droit est désormais au cœur des relations entre l’Etat et le marché. « Les cabinets d’avocats d’affaires sont les acteurs clés de cette intermédiation » explique Antoine Vauchez.
Au fond, réfléchir à cette notion de »frontière » ou de »limite », c’est en fait s’interroger sur la façon dont on peut la redéfinir et la relativiser. Pour Jacques Commaille, « il faut rompre avec l’idée d’une relation binaire droit et justice d’un côté et non-droit et non-justice de l’autre ». Pour lui, il y des complémentarités, des interrelations entre ce qui est en-deçà et ce qui est au-delà de la frontière. Antoine Lyon-Caen partage ce point de vue: « penser que d’un côté il y a le droit et la justice et, de l’autre, le non-droit et la barbarie, c’est aller un peu vite ». Pour lui, il n’est pas toujours facile de voir ce qui est séparé du droit car toute la vie sociale n’est pas régie par le droit : « le droit n’est pas partout comme le pensent beaucoup de juristes ». « Ce qui est intéressant c’est de regarder là où il n’est pas, pourquoi il n’y est pas et où on aimerait qu’il soit » conclut-il.
Comme pour les éditions 2014 et 2015, la retranscription des interventions et débats donnera lieu à une publication dans les mois à venir.
Contenu réalisé par le Ministère de la Justice – SG – DICOM – Damien Arnaud
Crédits photos : MJ/Dicom/Caroline Montagné