« Il y a eu des attaques simultanées cette année qui suggèrent une volonté d’éradiquer toute critique de l’islamisme dans le milieu universitaire »

L’anthropologue française renommée, Florence Bergeaud-Blackler, se spécialise dans la normativité islamique et a écrit deux livres : Le marché halal ou l’invention d’une tradition et Le Frérisme et ses réseaux, l’Enquête. Ses recherches portent sur l’endoctrinement salafiste, les écosystèmes halal, et la forme particulière de l’islamisme qui a émergé dans les années 1960 en Europe et dans d’autres démocraties libérales occidentales. Ses travaux traitent également du rôle des Frères musulmans dans la promotion d’une version plus radicale de l’islam et la mise à l’écart des écoles traditionnelles de l’islam, dans le but de guider tous les musulmans vers le Califat.

Voici des extraits de son entretien avec Aarti Tikoo, rédactrice en chef du New Indian.

Aarti Tikoo : Quelle est la motivation derrière votre intérêt tenace pour les Frères musulmans et l’économie halal ?

Florence Bergeaud-Blackler : Mon intérêt remonte à 30 ans lorsque j’ai rencontré les Frères musulmans pour la première fois à la mosquée Al-Houda dans la ville française de Bordeaux. À cette époque, je m’engageais dans des recherches sur l’Islam dans des contextes urbains et essayais de comprendre comment l’Islam se développait dans la région, qui étaient ses agents, comment ils pensaient et quelles étaient leurs priorités.

Au début, je n’avais aucune idée que je croisais des Frères musulmans. Ce qui m’a alerté, c’était leur différence claire par rapport aux imams habituels qui dirigeaient les mosquées, qui étaient principalement des nouveaux arrivants venus en France pour travailler et rapidement rejoints par leurs familles. D’un autre côté, j’ai rencontré dans cette mosquée des individus éduqués, des étudiants et parfois des médecins qui parlaient assez bien le français.

De plus, leur approche était distincte – l’invitation à l’Islam (dawah). Beaucoup d’observateurs à l’époque prédisaient que dans un nouveau contexte laïc, l’Islam s’affaiblirait et les musulmans se tourneraient vers une forme modérée de pratique religieuse, voire quitteraient l’Islam. Ces vues contrastaient avec mes impressions sur le terrain : ces jeunes m’ont semblé très fiers de leur religion et étaient absolument déterminés à la propager. C’était un prosélytisme évident. Une tendance s’installe. J’observe, par exemple, que les femmes, qui étaient séparées des hommes, ont clairement l’intention de me convertir.

Tikoo : Comment ce processus de prosélytisme était-il mené et dans quelle mesure ?

Bergeaud-Blackler : Ces nouveaux imams parlaient à leur audience en français. En même temps qu’ils leur enseignaient l’arabe – que la plupart d’entre eux ne parlaient plus ou n’avaient jamais connu. Les imams précédents parlaient dans leur langue maternelle et leur vision de l’Islam était inspirée par les traditions de leur patrie au Maghreb. Mais les Frères musulmans ont dit aux jeunes que l’Islam traditionnel qu’on leur avait enseigné n’était pas le vrai Islam. Au lieu de cela, ils propageaient la nouvelle littérature venant de la Ligue musulmane mondiale (dominée par l’Arabie saoudite) et des Frères musulmans (livres du fondateur des Frères musulmans Hassan al-Banna et de l’ancien président de l’Union internationale des savants musulmans, Yusuf al-Qaradawi).

Une telle conception de l’Islam dépasse la tradition religieuse et tend vers un mode de vie complet. En ciblant les enfants et les étudiants dès les années 1990, les Frères musulmans avaient l’intention de former une élite. Il m’a fallu beaucoup de temps pour réaliser qu’ils avaient un plan car à cette époque, les quelques spécialistes des Frères musulmans étaient tous convaincus qu’ils avaient abandonné leur objectif ultime – la société islamique mondiale.

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Aarti Tikoo : L’idéologie des Frères musulmans est-elle d’une manière ou d’une autre liée au processus de mondialisation ?

Bergeaud-Blackler : Dans mon livre sur l’invention d’un marché halal mondial, je souligne une confluence objective entre un néolibéralisme effronté et une montée du néo-fondamentalisme islamique dans les années 1970-80. L’économie mondialisée a permis le développement d’un marché halal. Ce marché ne diffuse pas seulement des produits, mais aussi des normes. De nouvelles réglementations ont été progressivement inventées dans les années 1980 pour diffuser la norme halal. Commençant par la viande puis d’autres produits alimentaires comme les bonbons pour enfants, il s’est étendu à des produits non comestibles que le corps absorbe, comme les médicaments et les cosmétiques. De nouveaux processus et ‘espaces’ ont également été rendus halal, comme la banque et les voyages. La montée de la « mode modeste » (comme le hijab) fait bien sûr partie de ce phénomène.

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Tikoo : En quoi cet agenda diffère-t-il des manifestes d’autres organisations islamiques ou même des groupes terroristes? Par exemple, ils croient tous en la charia, la discrimination entre hommes et femmes, et la discrimination entre les gens en fonction de leur foi.

Bergeaud-Blackler : Les Frères musulmans appartiennent au Salafisme. Les fondamentaux salafistes sont la sacralité du Coran et l’âge d’or des premiers musulmans. Cependant, il y a une différence dans le contexte et les moyens. Les caractéristiques spécifiques du Frérisme, né dans les pays occidentaux, sont le haut niveau d’éducation de ses membres ainsi que son adaptabilité et sa flexibilité extrêmes.

Le Frérisme cherche à influencer et à utiliser les mouvements sunnites, comme le chef d’un orchestre. Cela s’appelle Wasatiyya, l’islam de la « voie du milieu ». Ses agents peuvent utiliser toutes les compétences disponibles tout en restant sur la bonne voie sur le très long terme. Ils évitent de confronter l’État ou de s’impliquer directement en politique. À la place, ils utilisent le soft power, le droit souple, et l’économie pour gagner en influence. Ils sont très pragmatiques et opportunistes.

C’est pourquoi ils ne se comportent pas comme des takfiris, ils ne pratiquent pas l’excommunication. Même s’ils désapprouvent le terrorisme, ils essaieront de bénéficier d’une attaque terroriste lorsqu’elle se produit. Cette stratégie est bien exposée par Al-Qaradawi. De plus, leur vision structurelle de la société islamique est inspirée par Maududi, qui a agi comme un véritable ingénieur d’un système islamique. Il a effectivement imaginé une société autonome parfaite basée sur le Coran et la Sunna (les sources du droit islamique). Cette combinaison de théorie et de pratique forme un système d’action que j’appelle le Frérisme. Il repose sur trois éléments : une Vision, une Identité et un Plan – VIP, un rappel que ses agents se considèrent comme l’élite islamiste.

Leur approche est sectorielle. Ils croient que l’identité musulmane devrait prévaloir sur toute autre identité, telle que la nationalité. Elle est divisée entre l’identité masculine et féminine. Toutes les activités devraient être dirigées par le plan de Dieu.

Aarti Tikoo : Certains critiques disent que les musulmans ordinaires sont diabolisés par les universitaires qui écrivent sur l’islamisme ou l’économie halal. Certains comparent même la situation des musulmans aujourd’hui à celle des Juifs avant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont été diabolisés, leur économie ciblée, et ils ont finalement subi un génocide. Comment peut-on créditer de tels arguments ?

Florence Bergeaud-Blackler : Cette comparaison est scandaleuse et minimise l’Holocauste. Elle cherche à transformer la victimisation en pouvoir politique. Je répète sans cesse que le Frérisme n’est qu’une interprétation de l’islam.

Le problème est qu’être musulman sans respecter ces normes devient de plus en plus difficile, car les Frères musulmans ont assuré leur position hégémonique pendant 40 ans. Ils dominent les institutions islamiques et ont discrédité la religion que les enfants avaient traditionnellement héritée de leurs parents. Aujourd’hui, il est difficile de penser à l’islam sans que le halal ou le hijab viennent à l’esprit. Le processus de réforme et d’assimilation a été arrêté il y a 30 ans. Les Frères musulmans n’ont jamais voulu travailler sur le texte (le Coran), mais ils ont travaillé sur le contexte : comment adapter l’Europe à l’islam.

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Tikoo : L’Europe est-elle le seul terrain de jeu pour ce Frérisme, ou a-t-il des réseaux à travers le monde ?

Bergeaud-Blackler : Le Frérisme évite la confrontation politique directe. C’est pourquoi l’Europe est un terrain idéal pour leurs tactiques de soft-power et de soft-law. La raison en est la réglementation de l’Union européenne (UE) dans des secteurs comme le marché, la sécurité ou l’immigration. Cette réglementation manque d’une tête appropriée. Ses politiques libérales sont incohérentes et ne reconnaissent pas le prosélytisme des minorités religieuses. Naturellement, les islamistes ne s’arrêtent pas à l’Europe, mais je pense qu’ils comptent sur l’Europe et son argent pour former les élites qui pourront ensuite influencer le reste du monde.

Tikoo : Diriez-vous que l’UE empêche la France d’adhérer à sa propre culture et entrave toute tentative d’assimiler les immigrants ? Voyez-vous un segment de la population émerger qui mettrait fin à ce voyage de culpabilité et demanderait l’assimilation ?

Bergeaud-Blackler : L’Union européenne est définitivement un obstacle à l’assimilation en raison de ses politiques d’immigration. Plus encore, elle subventionne également des associations qui prétendent lutter contre le racisme et l’islamophobie. Elles passent leur temps à blâmer les pays européens pour la colonisation et le « racisme systémique », mais ne proposent aucune solution. Elles sont, en fait, plus intéressées à créer un problème avant de proposer de le résoudre avec l’argent qu’elles exigent. Ces fonds s’élèvent à des millions d’euros et confèrent également une légitimité à ces associations. Un segment de la population en a assez de cette mauvaise gestion par l’UE.

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Tikoo : La gauche semble être assez apologétique envers l’islamisme. Toute critique des associations travaillant au niveau sociétal est considérée comme islamophobe. Comment peut-on expliquer cette convergence entre la gauche et l’islamisme?

Bergeaud-Blackler : Cela ne concerne pas toute la gauche. À l’extrême gauche, certains voient effectivement les musulmans comme un prolétariat de substitution et comme les meilleurs alliés pour lutter contre le capitalisme et le néolibéralisme. Ils pensent pouvoir utiliser les islamistes comme instruments, sans se rendre compte qu’ils sont eux-mêmes utilisés. Au final, ils perdront à ce jeu, comme ce fut le cas en Iran après la révolution islamique.

Tikoo : Vous êtes menacé de mort et vivez actuellement sous protection policière. Combien est-il difficile pour un universitaire d’écrire sur ces sujets, dans un contexte de débat public profondément polarisé et de culture de l’annulation?

Bergeaud-Blackler : Cette protection est nécessaire pour que je puisse continuer mon travail et le partager publiquement. Je ne devrais pas me laisser intimider. J’ai reçu des menaces de mort mais j’ai également été attaquée et harcelée par mes propres collègues. Comme je l’ai mentionné, les universités ont été ciblées dès le départ, conformément à une stratégie que les islamistes appellent « islamisation du savoir ». Ils essaient d’imposer l’idée que l’islam ne pourrait être pensé et compris que d’un point de vue islamique.

C’est un avantage pour certains universitaires qui s’alignent sur cette idée et travaillent à délégitimer d’autres chercheurs. Je dirais que le plus douloureux pour moi est de me sentir si isolée. Heureusement, j’ai pu rencontrer d’autres chercheurs européens confrontés à des problèmes similaires. Mais nous sommes très peu à pouvoir continuer le travail sans être attaqués sur la base d’arguments complètement fallacieux auxquels nous ne pouvons répondre. Il y a eu des attaques simultanées cette année qui suggèrent une volonté d’éradiquer toute critique de l’islamisme dans le milieu universitaire.

(Source : Première partie, Seconde partie)

Author: Redaction