« Un fait a le plus mauvais effet sur l’opinion : la manifestation des policiers, le 13 mars 1958, aux abords du Palais Bourbon, qui étale au grand jour l’impuissance du gouvernement à se faire obéir de ceux-là même dont la mission est d’assurer le maintien de l’ordre » écrit René Rémond dans Notre siècle (Fayard 1988). Il est en effet rarissime, dans l’histoire contemporaine, que des policiers manifestent devant l’Assemblée nationale. D’une part, leur statut leur interdit de manifester leurs opinions en tant que policiers. D’autre part, en vertu d’une tradition républicaine, la mission de garant de l’ordre public est incompatible avec des actions de protestation dans la rue.
Pourtant, le 13 mars 1958, plusieurs milliers de membres des forces de l’ordre parisiennes se rassemblaient devant « la Chambre ». Ils exprimaient ainsi un malaise qui n’est pas sans relation avec celui des policiers qui ont manifesté le 19 mai 2021 sur le même lieu emblématique. En effet, quelques jours auparavant, le 11 février 1958, un gardien de la paix parisien venait d’être assassiné. L’entrée en vigueur d’un nouveau code pénal renforçant les garanties des accusés suscitait l’inquiétude d’une profession qui y voyait une entrave à sa mission de lutte contre la criminalité. A cela s’ajoutaient des revendications catégorielles : « Nos primes ! nos primes ! » scandaient les manifestants.
Cette manifestation suscita de vives critiques de la presse et de la classe politique, notamment de la gauche qui y vit un signe de « dérive factieuse ». Il faut dire qu’elle reflétait une crise de régime dramatique. En cette IVe République agonisante, elle prenait une dimension de symbole de la déliquescence de l’Etat. La valse des gouvernements atteignait son paroxysme. Tous se brisaient sur la tragédie algérienne. Le cabinet Félix Gaillard – jeune président du Conseil de 37 ans nommé cinq mois auparavant – se voyait emporté par la tourmente à la suite du bombardement de Sakhiet Sidi Youssef en Tunisie décidé par l’armée dans le dos du pouvoir politique qui causa la mort de 70 civils.
Evidemment, de prime abord, les circonstances de la manifestation du 19 mai 2021 ne sont pas identiques à celles du 13 mars 1958. Pourtant, les deux rassemblements policiers devant le Palais Bourbon traduisent un même climat délétère et déclin de l’autorité de l’Etat. Il y a plus de six décennies, le régime de la IVe République agonisait de son impuissance tragique à sortir le pays de la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, le pouvoir politique, d’un gouvernement à l’autre, se discrédite par son incapacité de long terme à traiter et régler les drames de la France contemporaine : le chômage de masse, la pauvreté, l’explosion de la dépense et de la dette publique, une violence endémique, la fragmentation de la société par le communautarisme, la perte du contrôle des frontières et l’effondrement du niveau scolaire sans même parler de la tragédie sanitaire. Ce mouvement dans la police fait partie d’un ensemble de signes du mal-être des serviteurs de l’Etat s’ajoutant aux pétitions des militaires et aux tribunes de préfets. En 2021 comme en 1958, il reflète un profond ébranlement de la puissance publique.
Certes, la crise du régime se traduit sous des formes totalement différentes en 1958 et en 2021. Autrefois elle s’exprimait à travers la valse des gouvernements : mis en minorité à l’Assemblée nationale, ils démissionnaient. Dans la Ve République surtout telle qu’issue du quinquennat présidentiel, l’asservissement des députés à l’Elysée neutralise toute forme de responsabilité politique des gouvernements. La stabilité – ou l’immobilité – qui en résulte est parfaitement illusoire dès lors qu’elle va de pair avec une impuissance chronique. La fuite dans la communication, le culte de la personnalité, les postures, les coups médiatiques et les mesures symboliques tel le saccage (facile) de la haute administration, sont les signes de cette incapacité à régler les grands problèmes de fond du pays. En quelque sorte, l’esbroufe d’aujourd’hui a remplacé l’instabilité de jadis mais le résultat est exactement le même. La grande différence est qu’en 1958, Charles de Gaulle proposait un bouleversement du régime politique et des institutions pour en sortir. Aujourd’hui dans un marécage d’aveuglement et de médiocrité, aucune lueur ne permet – pour l’instant – aux Français d’espérer sortir du nouveau bourbier.