Seul le prononcé fait foi
Monsieur le maire,
Monsieur le préfet,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur le commandant d’armes de la place d’Orléans,
Monseigneur,
Chers amis Orléanais,
« La première fois, j’ai eu grand peur. La voix vint à midi ; c’était l’été, au fond du jardin de mon père (…). Je dis que j’étais une pauvre fille qui ne savais ni aller à cheval, ni faire la guerre ». Ces paroles, où s’expriment des doutes très humains face à un appel – appelons-le celui du destin-, proviennent des minutes du procès de Rouen. Elles sont, avec les milliers de pages qui les composent, les seules certitudes scientifiques que nous ayons sur Jeanne d’Arc. De l’histoire « presque en direct ». Elles sont surtout les premiers mots d’une épopée que chaque enfant de France, petit ou grand, rencontre au moins une fois dans sa vie.
Cette épopée, c’est celle d’un roi sans autorité. D’un royaume en proie aux luttes intestines entre Armagnacs et Bourguignons. L’histoire d’une armée découragée. Et celle d’un peuple qui doute. Toute ressemblance avec un grand nombre d’autres épisodes de notre histoire –avec Pavie, avec Sedan, avec juin 1940 – serait évidemment purement fortuite. Mais dans cette histoire, sombre, tragique, surgit le plus inattendu des visages.
Celui d’une femme dans un monde d’hommes. Celui d’une paysanne, fille d’un laboureur de Domrémy, dans un monde de castes et d’hérédité. Celui d’une habitante d’une terre à l’époque à peine française. Ou alors uniquement par le jeu subtil et flou des liens de suzeraineté.
Cette jeune femme, on commence par la renvoyer chez elle, comme le fait Robert de Baudricourt à Vaucouleurs à l’issue de leur première rencontre. On la moque avec ses habits masculins et sa coupe en « sébile ». On la rabroue durant les conseils de guerre. Parce qu’elle veut agir là où d’autres cherchent à temporiser. Or, comme le note son vieux compagnon Aubert d’Ourches, « elle parlait moult bien ». On l’insulte aussi. Beaucoup. Dans des termes très crus. Des insultes, des termes qui, six siècles plus tard, sont visiblement les seules choses de ce lointain passé qui n’aient pas disparu. En tous cas, si j’en juge par les bûchers qu’on allume, en général de manière anonyme, sur les réseaux sociaux. Mais il en fallait plus. Il en fallait plus pour faire perdre à Jeanne d’Arc la certitude de sa mission.
Telle est donc pour des millions de Français, l’une des premières incarnations de leur histoire. Celle d’un horizon plus vaste que des origines. D’un destin plus fort que les préjugés, les insultes et les découragements. D’un courage qui aura raison de tout : des doutes, des remparts, des trahisons, des procès, du bûcher et de l’oubli. Une incarnation « fémininement humaine » pour reprendre la belle expression d’André Malraux, qui n’est pas sans rappeler une autre femme à l’étendard levé – mais tricolore cette fois- dans le célèbre tableau d’Eugène Delacroix « La liberté guidant le peuple ».
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C’est un peu ce qu’il s’est produit ici. On l’ignorait encore à l’époque – on l’apprendra par la suite – en France, la liberté guide toujours le peuple. Y compris quand il se cherche voire qu’il se perd. C’est le double enseignement de ce 8 mai si symbolique dans notre histoire. C’est donc ce qu’il s’est produit aux mois d’avril et de mai 1429. Dans la ville d’Orléans. En particulier au pied du fort de Tourelle sur le lieu duquel nous nous rendrons tout à l’heure. Parler de Jeanne d’Arc à des Orléanais, c’est un peu comme parler de Guillaume le Conquérant à des Normands. Une gageure. Je ne me lancerai donc pas dans le récit détaillé de faits d’armes que chaque Orléanais connaît mieux que quiconque. Et mieux que moi.
Vous ne m’en voudrez pas si pour évoquer ce passage, je me réfugie derrière un spécialiste. Un spécialiste qui a fait ses preuves. Il est un peu partial, mais ce n’est pas grave. Après tout, il n’est pas ici question d’histoire, mais de roman national, ce qui est différent. Je cite donc Jules Michelet : « La Pucelle voyant que les assaillants commençaient à faiblir, se jeta dans le fossé, prit une échelle et elle l’appliquait au mur lorsqu’un trait vient la frapper entre le cou et l’épaule ». Jeanne d’Arc refuse de quitter le champ de bataille pour se faire soigner. « Dès que l’étendard touchera le mur, disait-elle, toujours selon Michelet, vous pourrez entrer ». Il y touche. « Eh bien entrez, tout est à vous ». La scène, telle que la rapporte Michelet, est éminemment lyrique, ce qui ne signifie pas qu’elle soit contraire à la vérité. Voyez-vous, j’aime croire que dans ces assauts, dans ces cris de ralliement, dans cet étendard, dans ce sang-froid, sommeillent déjà ceux de Valmy, de la Marne, de Verdun, ceux de Bir Hakeim et de la Libération de Paris.
Ceux de tous ces Français qui, à un moment de leur existence, pour des motivations qui leur appartiennent ou parce que les circonstances l’exigent, ont choisi de faire passer la défense de leurs valeurs et de leur pays, avant leur vie. L’actualité récente nous en a donné un bouleversant exemple avec le sacrifice du colonel Arnaud Beltrame. De même que chaque année, des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes, guère plus âgés que l’héroïne qui nous réunit aujourd’hui, s’engagent dans les forces de sécurité françaises pour défendre leur pays et leurs compatriotes. Une démarche qui est toute aussi profonde et valeureuse que celle de Jeanne d’Arc six siècles plus tôt. A fortiori à une époque où l’individualisme règne en maître. Je veux donc, si vous me le permettez, profiter de ce moment de célébration pour rendre ici un hommage appuyé à celles et ceux qui, là-bas à l’étranger ou ici dans nos rues, risquent leur vie pour préserver la nôtre.
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Hélas, on connait la suite. Je dis « hélas » parce que nous avons tous secrètement croisé les doigts pour que l’histoire modifie son cours. À Compiègne et puis surtout à Rouen. Avec Jeanne d’Arc, nous avons connu la trahison. Nous avons connu l’indignation durant son procès, en écoutant cet éternel dialogue de sourds qui oppose la conviction au cynisme. Nous avons maudit l’évêque Cauchon, le jury qui condamne. Malgré les outrages, les accusations, malgré les injustices, Jeanne d’Arc s’accroche au destin qui l’écrase, ce qui fera dire à Malraux, qu’elle a été « la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié ».
Parce qu’au pied du bûcher, Jeanne d’Arc est déjà une figure. Celle d’un mythe. Elle ne s’appartenait pas beaucoup. Elle ne s’appartiendra plus. Souvent pour le meilleur, parfois pour le pire. Par-delà les intermittences des siècles et du cœur, on la revendique. On se l’arrache même. On brandit son étendard. Sainte pour l’Eglise, « messie de la nationalité » pour Henri Martin, incarnation du peuple contre les élites, annonciatrice de Marianne, précurseur de Calvin et de Luther, féministe, femme opprimée, à travers Jeanne d’Arc, s’expriment notre génie, nos divisions, nos faiblesses, nos excès et nos facilités.
Mais dans ce tumulte, s’élèvent de puissantes voix d’unité. Celle, très scientifique, de Jules Quicherat, le premier historien à avoir édité les documents de ses procès, qui note : « Il y avait sur tous les points du territoire des forces morcelées que le mystère était de réunir pour en composer la force nationale ». Celle quasi mystique d’un Léon Gambetta, qu’on ne peut guère soupçonner de cléricalisme et qui pourtant déclare : « Je suis un dévot de Jeanne d’Arc ». Celle toujours lyrique d’un Jaurès qui écrit en 1910 : « C’est au plus haut de l’azur rayonnant et doux que Jeanne entendait les voix divines de son cœur », « Jeanne d’Arc « a fendu le système » comme le disait ici même il y a deux ans le président de la République ».
La liste est longue. Elle est variée.
Et puis, il y a « Orléans la fidèle » qui chaque année depuis cinq siècles rend hommage à sa libératrice. J’ignore s’il existe dans le monde d’autres exemples d’une aussi fidèle reconnaissance. Elle force tout simplement l’admiration. Une reconnaissance populaire, joyeuse, fraternelle, qui rend chaque année Jeanne d’Arc à la France. Chers amis Orléanais, vous le savez depuis longtemps : Jeanne d’Arc se suffit à elle-même. Elle appartient à tous. Elle est la France dans sa splendide complexité. Un pays à l’histoire pour le moins vallonnée. Un pays d’abîmes et de firmaments. Un pays de doutes, de divisions. Mais aussi d’espoir et d’unité. Dans lequel le sursaut est toujours possible, surtout quand on ne l’attend plus.
Que faire d’un si vaste passé ? En être fier, l’évoquer, le faire revivre comme ici aujourd’hui. Le transmettre, grâce à l’école, à la lecture, grâce à la culture et à la valorisation de notre patrimoine, en particulier celui de nos régions, dont le président de la République a fait une priorité. Le partager, en cette veille de journée de l’Europe, avec tous ces peuples qui y ont souvent joué les premiers rôles. Et puis, s’en inspirer bien sûr, comme l’ont peut-être fait ce vieil homme au chapeau mou et à la moustache tombante qui a ranimé le courage des « poilus » en 1917.
Ou comme ce général au verbe haut, qui a dû sentir bien seul, en tous cas au début de son épopée, avec ses convictions et son espoir. Son étendard à lui, c’était la croix de Lorraine. De cette Lorraine qui nous avait déjà donné Jeanne d’Arc. Un général qui lui-aussi a été insulté, moqué, condamné avant de libérer Paris, entouré de ses Français libres.
Bien sûr, chaque époque est inédite. Chaque génération fait face à des défis, parfois des périls, qui n’ont heureusement ni la même nature, ni la même gravité. Mais face à eux, notre pays a toujours le même choix : d’un côté, celui de la division, du repli et du découragement ; de l’autre, celui de l’unité – qui n’est jamais simple, mais qui est fondamental – celui de l’ambition et du courage. C’est ce dernier choix, évidemment difficile parce que le plus exigeant, que toute notre histoire, cette si longue, si tragique et si belle histoire de France, nous encourage voire nous engage à faire. Puis à tenir.
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Mes derniers mots seront pour vous chère Mathilde Edey-Gamassou. Pour vous. Pour les Jeanne qui vous ont précédée et pour celles qui vous succèderont. Pour préparer ma venue ici, j’ai, comme souvent, relu un très beau discours. Celui qu’a prononcé André Malraux ici même je crois le 8 mai 1961. Vers la fin de son intervention, il évoque votre rôle et s’exclame : « Que les filles d’Orléans continuent à t’incarner à ton tour ! Toutes se ressemblent, toutes te ressemblent ». Je voudrais vous remercier d’avoir accepté la lourde et belle charge d’incarner Jeanne d’Arc en cette année 2018. Et de l’avoir fait avec la douce fermeté et la persévérance de celle dont vous portez aujourd’hui fièrement et fermement l’étendard.