Un samedi soir de cet hiver, lors d’un dîner au coin du feu, nous avions parmi nos convives une dame dans la cinquantaine, grande, élégante, professeur agrégée des universités. D’origine roumaine, elle avait dû fuir son pays à l’âge de dix-sept ans: son père, avocat d’opposants au régime, venait d’être arrêté par la police de Ceaucescu le menaçant de s’en prendre à ses enfants. Descendante de la noblesse roumaine de tradition rebelle, la famille de cette dame avait été persécutée par le régime d’Antonescu sous la deuxième guerre mondiale puis massacrée par les communistes. Ceauscescu, nous a-t-elle raconté, était un personnage un peu simplet, totalement inculte, écrasé par la personnalité de son épouse. Mon invitée nous disait avec son accent délicieux et le plus grand sérieux que la France d’aujourd’hui lui faisait un peu penser à la Roumanie de son enfance, la Roumanie de Ceaucescu: un climat d’idolâtrie, d’abêtissement généralisé, autour du culte de la personnalité sous toutes ses formes, la sublimation de personnages médiocres; son esprit dogmatique; le climat de manipulation et de mépris des gens; cette impression de fracture entre une caste intouchable et le peuple; les interdits qui pèsent sur la pensée et l’expression; le goût du lynchage des dissidents; le règne des passe-droit, du piston, des privilèges, de l’injustice, le sentiment d’une chute sans fin vers l’inconnu… « Vous n’exagérez pas un peu quand même? – Non, non, je n’ai pas dit que tout était pareil, mais que je ressentais un peu le même climat, le même sentiment, la même impression. » Un Chablis de rêve, il est vrai, sélectionné par mes soins, sublimait le carpaccio de coquilles Saint-Jacques au citron vert, une des spécialités de ma femme. In vino veritas. Puis mon invitée s’est reprise: « En fait, je crois même que la situation mentale de la France actuelle est pire que celle la Roumanie de Ceaucescu. A l’époque nous avions un espoir, une envie, un désir de liberté. L’amitié, la solidarité et l’humour étaient notre réponse au climat d’oppression. Dans la France d’aujourd’hui, rien de comparable . »
Maxime TANDONNET