L’abaissement du niveau de l’intelligence collective, qui est le fruit du déclin vertigineux des enseignements du français (grammaire, littérature), de l’histoire, de la philosophie, des mathématiques, sur plusieurs décennies, est sans doute le drame fondamental et plus ou moins dissimulé ou ignoré de notre pays. Il procède d’une démarche plus ou moins consciente, visant à affaiblir, par le nivellement, les sources de l’esprit critique pour mieux asservir une nation au despotisme moderne sous toutes ses formes: instinct grégaire, conformisme, pensée unique, idolâtries, nihilisme, culte du narcissisme… Ci-dessous l’appel de M. René Chiche, professeur agrégé de philosophie et membre du conseil supérieur de l’Education.
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Chers collègues professeurs de philosophie, Monsieur le Ministre et cher Jean-Michel Blanquer qui voulez préserver et renforcer la philosophie dans l’enseignement, et à vous tous,
Si je me réjouis de voir fleurir ici les motions et là les pétitions ayant, par-delà les divergences d’opinion des uns et des autres sur tel ou tel aspect de la réforme ou de sa mise en œuvre, pour objet d’en réclamer la suspension et d’en appeler à une véritable consultation des professeurs, et si l’on peut raisonnablement espérer que cette mobilisation des professeurs de philosophie peut servir à d’autres pour prendre conscience des dangers que cette réforme du baccalauréat fait peser sur la qualité des enseignements, aussi bien que pour leur permettre d’user à leur tour de leur capacité à protester et à s’y opposer, je ne puis m’empêcher d’éprouver les plus vives inquiétudes concernant notre absence de position commune vis-à-vis de l’introduction d’un enseignement de spécialité en philosophie, dont il semble que certains d’entre nous, à commencer par l’inspection, aient approuvé à la hâte le principe sans s’aviser qu’il entrait en contradiction avec le fondement de notre enseignement depuis qu’il existe, à savoir son intrinsèque unité.
Par cette expression, je n’entends évidemment pas l’union tactique ou stratégique, toujours nécessaire, entre les professeurs du secondaire et ceux du supérieur, ni le rappel devenu un peu incantatoire de l’unité de l’enseignement et de la recherche, chose par ailleurs équivoque et susceptible d’interprétations plus ou moins faibles et fortes, mais bien l’unité de son enseignement sur le terrain, c’est-à-dire dans la classe, cette unité qui repose, pour le meilleur comme pour le pire, sur la responsabilité philosophique du professeur dont le cours est l’œuvre et par lequel seul un programme de notions peut avoir un sens, sauf à confondre les notions avec des têtes de chapitres ou, plus exactement, à les prendre pour des thèmes, des objets de discours existant et préexistant à un discours qui peut être philosophique comme il pourrait être historique, sociologique, politique ou que sais-je.
L’unité de l’enseignement, c’est d’abord l’unité de lieu et de temps de ce qu’on appelle la classe, chose qui n’est point faite mais est à faire et toujours à refaire, faute de quoi on peut certes parler devant un public ou un simple auditoire, mais non instruire des élèves. Prendre en charge une classe et entreprendre d’y enseigner la philosophie, c’est, toutes choses égales, pratiquer l’art royal de la dialectique, se heurter à la réticence des uns, s’appuyer sur la bienveillance des autres, et construire avec tous quelque chose qui ne se produira qu’une fois et ne se répètera jamais. Et c’est bien en ce sens que l’on peut dire du cours du professeur qu’il est une œuvre. Une œuvre, non son œuvre. L’œuvre commune du maître et des élèves.
C’est pourquoi la classe, entendue cette fois au sens administratif, est une condition essentielle à cette pratique de la philosophie : imagine-t-on des comédiens jouer une pièce de théâtre devant un public de passants ou devant une salle dont la moitié des sièges se vident au bout d’un quart d’heure pour être occupés par de nouveaux spectateurs prenant le train en marche ? Même un comédien établit un rapport avec son public, et ce rapport a besoin de toute la pièce qu’il joue pour se constituer. C’est encore plus vrai du rapport qu’un professeur établit avec ses élèves au cours d’une année. Tout ce qui contrevient à cette unité de temps et de lieu contrarie également ce rapport qui, à bien regarder, est proprement ce qu’on appelle enseigner. Inutile ici d’imaginer quelque posture magistrale dont on se moque parfois à bon compte, tant il est facile et sans intérêt de forger des caricatures pour s’assurer sur elles le triomphe de la simple raison ; non, ce rapport entre un professeur et ses élèves, dont je prétends qu’il constitue le tout de l’enseignement, peut connaître des hauts et des bas, des moments de grâce comme des échecs, des moments de parole magistrale ou de simple débat, et de manière générale le recours à tout ce qui se présente, à l’instar de la panoplie de ressources déployée dans les dialogues où Platon met en scène son Socrate.
Le premier effet de l’introduction d’un enseignement de spécialité, distinct de son enseignement commun, est de rompre cette unité et de rendre tout simplement impossible un tel travail. Seuls s’en réjouiront ceux qui, j’espère qu’ils sont rares, débitent un cours entièrement rédigé à un public réduit à n’être que l’auditoire passif de la prestation du professeur, chose qui instruit rarement et qui ennuie souvent. J’ai ailleurs insisté sur l’absurdité d’un enseignement de spécialité proposé dès la classe de Première à des élèves qui sont censés découvrir la philosophie en classe de Terminale avec d’autres n’ayant pas suivi une telle « initiation ». J’ai également déjà indiqué à quel point il est grotesque de prétendre enseigner la philosophie à raison de deux heures hebdomadaires (et je considère que cela est valable pour toutes les disciplines, dont le saupoudrage au cours de la scolarité est une hérésie contre-productive ; autant dire qu’on peut enseigner en dix minutes, comme d’aucuns s’en flattent en diffusant leurs prestations sur les ondes ou l’internet). Je parle ici de quelque chose de plus fondamental : même si cela dérange et que certains n’osent même plus le revendiquer, l’ambition de l’enseignement philosophique est bien d’apprendre à penser, et penser n’est pas ingurgiter des « connaissances » en provenance de sources multiples, penser est un exercice, celui des facultés les plus élevées de chacun, l’intelligence, la mémoire, la sensibilité. Qui a eu un professeur de philosophie sait de quoi je parle, et qui n’en a pas eu ne peut qu’être irrité par mon propos, mais il aura laissé tomber sa lecture bien avant, ce qui m’autorise à poursuivre : penser, c’est chercher. Penser, c’est revenir. C’est recommencer. Dans tous les cas, penser est cheminer (ce qui est le sens du mot méthode). J’ai par exemple cette année fait un cours sur la religion, de septembre à juin. Non que j’ai traité de la seule religion pendant dix mois, le moindre texte lu dès septembre contenant déjà toutes les notions du programme, mais au sens où c’est précisément du point de vue offert par la question initiale de la religion que se sont ordonnées toutes les questions posées ensuite. L’année précédente, le cours aurait pu s’intituler la république. Et l’année encore précédente, il s’agissait de la lecture. Pour un Lagneau, ce fut le jugement une année, Dieu une autre. A-t-on décidé que cette manière de faire était dorénavant interdite ? Qui pourrait le décider ? Même l’inspection ne le pourrait pas, sauf à trahir toute la tradition française de l’enseignement de la philosophie.
Et à vrai dire, il ne s’agit pas là simplement d’enseignement, il s’agit bien là de la philosophie, l’unité de l’enseignement étant la conséquence pédagogique de l’unité de la philosophie, qui n’est elle-même, comme le dit si bien Descartes, que l’unité de l’esprit qui s’applique à diverses matières. Que l’on se spécialise en philosophie, au sens où il s’agit de s’y consacrer, n’est évidemment pas contraire à la nature des choses, encore que même une telle occupation selon Descartes n’est pas sans risque de faire de nous des bavards professionnels capables seulement de parler vraisemblablement de toute chose sans y connaître sérieusement quoique ce soit. Mais l’on sait qu’une fois entré en philosophie, on ne peut plus en sortir et que c’est en philosophe que Descartes traite de physique ou de médecine. Qu’il y ait donc, à partir de l’enseignement supérieur, par exemple en khâgne, une « option philosophie », c’est-à-dire quelques heures de plus au cours desquelles on approfondira l’étude de cette immense discipline, que ce soit en lisant des textes spécifiques ou en étudiant des questions « pointues », cela n’est pas contraire à la nature des choses, je le redis. Mais qu’on prétende instaurer un tel enseignement au moment même où l’on commence l’étude de la philosophie est non seulement une absurdité, et à bien des égards une simple forfaiture, mais est surtout préjudiciable à l’enseignement philosophique dont on sape l’unité de la démarche avant même qu’elle soit mise en œuvre, entérinant ainsi le plus grave et néanmoins le plus répandu contresens sur le programme de notions qui réduit celles-ci à de simples thèmes dont pour le coup, il est vrai, on peut sans grand dommage distribuer l’étude entre plusieurs cours, plusieurs années et plusieurs professeurs, cours qui n’auront de rapport avec la philosophie, au sens le plus élevé et le plus exigeant du mot, que par homonymie.
Il me semble que ce sujet doit être abordé de façon sérieuse et déterminée, car une défense de la philosophie qui ferait l’impasse sur cette question principielle serait vouée à l’échec en raison de sa faiblesse intrinsèque, se bornant alors à paraître aux yeux du plus grand nombre comme une défense corporatiste d’avantages désuets devant être sacrifiés sur l’autel de l’inexorable marche en avant dont ce pouvoir aime tant se gargariser.