L’auteur, directeur de recherches émérite au CNRS, tente une réflexion en profondeur sur tous les aspects de notre vie, ce qui rend ce livre intéressant car il aborde de nombreux sujets. Né en 1921, Edgard Morin a 102 ans.
L’humanité est aujourd’hui à la croisée des chemins : la mondialisation, sous l’emprise du capitalisme financier, a révélé sa fragilité tandis qu’on assiste à la montée des périls : conflits ethniques, religieux et politiques, dégradation de la biosphère, accroissement des inégalités et de la misère à l’échelle du globe. Cette voie est donc sans issue.
L’auteur propose d’explorer une autre Voie qui passe par une multitude d’initiatives d’ores et déjà mises en œuvre aux quatre coins du monde, mais qui sont isolées et invisibles. Comment fédérer dans une Voie nouvelle les voies de la réforme de l’éducation, de la réforme écologique, de la réforme politique, de la réforme économique, des réformes de société et des réformes de vie ?
La densité du livre étant, je vous propose une synthèse en vous livrant quelques passages marquants. Les problèmes de notre société :
- Notre monde souffre de multiples maux : conflits, guerres, fanatismes religieux, malnutrition, famines, crise du climat (en 1972, le premier rapport alertant sur la dégradation de la biosphère est le rapport Meadows), inégalités des richesses, pieuvre du capitalisme financier où tout est devenu marchandise même l’eau (dans le monde, environ 30 000 personnes meurent chaque jour en raison d’un manque d’eau potable et manque d’hygiène), présence de bidonvilles, hyperurbanisation conduisant à la pollution, stress, dépressions ; par ailleurs, nuisances, drogues, égocentrisme, perte des solidarités, hégémonie du quantitatif.
L’obsession du quantitatif, du calculable, du chiffrable devient une intoxication cognitive généralisée. La loi du « toujours plus, toujours plus vite » qui commande les activités des élites dirigeantes, est subie par les travailleurs qui leur sont subordonnés. L’élite dirigeante multiplie les rendez-vous expéditifs, transforme les déjeuners en repas d’affaires. Le monde du travail subit alors ce rythme effréné, cette chronométrie de contraintes, de stress. Le métro-boulot-dodo, la fatigue, les incompréhensions multiples jusqu’au sein des familles, tout cela incite à la prise de substances, drogues, amphétamines. Il s’agit bien d’une intoxication de civilisation.
Par ailleurs, sur un plan technique et militaire, plus la politique devient technique, plus la compétence démocratique régresse. L’arme atomique a totalement dépossédé le citoyen de la possibilité de la contrôler. Son utilisation est abandonnée à la décision exclusive du chef de l’Etat, sans consultation d’aucune instance démocratique régulière.
- Des causes à notre aveuglement :
Nous vivons sous l’emprise d’une pensée disjonctive (qui sépare ce qui est inséparé) et d’une pensée réductrice (qui réduit le complexe au simple). Nos connaissances scientifiques, techniques sont morcelées, séparées, cela empêche leur association en connaissances globales, d’où le paradoxe d’une connaissance qui produit plus de cécité que de lucidité. L’illusion est celle qui prétend que nous serions parvenus à la société de la connaissance ; ces connaissances étant non reliées, cela empêche de concevoir les problèmes fondamentaux et globaux. Autrement dit, notre intelligence nous aveugle…
Or, le problème crucial de notre temps est celui de la nécessité d’une pensée apte à relever le défi de la complexité du réel, c’est-à-dire de saisir les liaisons, interactions et implications mutuelles, les phénomènes multidimensionnels (comme la démocratie elle-même, système qui se nourrit d’antagonismes tout en les régulant). Edgard Morin explicite précisément cette nécessité d’une « PENSEE COMPLEXE » (sensibiliser aux ambivalences, antagonismes, ambiguïtés). Le philosophe Pascal avait formulé cet impératif de pensée « … je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ». L’auteur met en garde contre le vieux dogme réductionniste d’explication par l’élémentaire.
Par exemple, notre médecine occidentale, hyperspécialisée, hypercompartimentée, exclut très souvent ce qui lui est étranger et manque d’approche globale. La médecine occidentale est finalement très réductrice. Le médecin d’hôpital a aussi remplacé le médecin de famille qui lui connaissait ses patients, intimement, psychologiquement, l’esprit pouvant agir sur le corps pour la guérison.
L’auteur met en garde contre « l’occidentalo-centrisme » conduisant à notre aveuglement et souligne des paradoxes comme celui des souverainetés nationales face aux problèmes vitaux de la planète qui demandent des autorités supra nationales.
- La recherche de la Voie :
L’auteur explique la nécessité d’une réforme de vie qui est centrale puis l’ensemble des autres réformes, qui sont toutes interdépendantes : réforme de la pensée et de l’éducation, réforme éthique, réforme démocratique, économique, écologique, réformes de société (du travail, de l’agriculture, de la ville, de la médecine). Par exemple, la débureaucratisation est une nécessité car elle engendre irresponsabilité, inertie, extinction des initiatives, inhumanité dans le traitement des demandes (« ce n’est pas de mon ressort »). La bureaucratie ignore les êtres humains et en parallèle, la compétitivité manipule les êtres. Pourtant, bureaucratie et compétitivité sont les deux mamelles de notre société !
Concernant la réforme de l’éducation, la littérature et la philosophie sont marginalisées. L’enseignement actuel fournit des connaissances sans enseigner ce qu’est la connaissance, l’école ne nous apprend pas les dispositifs cognitifs, leurs difficultés, leurs propensions à l’erreur, à l’illusion. Toute connaissance comporte un risque d’erreurs. Nous savons aujourd’hui que bien des croyances du passé sont des erreurs et des illusions. Nous savons que les certitudes des communistes sur l’Union soviétique ou la Chine de Mao étaient de grossières illusions. Qui nous dit que les connaissances que nous tenons actuellement pour vraies ne sont pas erronées ? Descartes enseignait que le propre de l’erreur est qu’elle ne se connaît pas elle-même. Nous commençons à savoir que les vérités du néolibéralisme économique sont illusoires.
L’auteur aborde le sujet de la vieillesse. Les conditions contemporaines de la civilisation occidentale dévaluent l’expérience du passé et les connaissances acquises par les Anciens. Jadis, l’Ancien était respecté, or il est devenu le « petit vieux arriéré ». Avec les progrès de la médecine, la fin de vie s’est améliorée. Toutefois, la quantité de vie se gagne souvent au détriment de la qualité de vie. Il faudrait donner de la vie à nos jours plutôt que des jours à notre vie. En 1960, 80% des décès avaient lieu à domicile. En 2007, 80% des décès se réalisaient à l’hôpital.
Enfin, Edgard Morin énonce cinq principes d’espérance.
Le premier est le surgissement de l’inattendu. Par exemple, la congélation de l’offensive allemande devant Moscou à l’automne 1941 puis la contre-offensive victorieuse de Joukov commencée le 5 décembre et suivie le 8 par l’attaque de Pearl Harbor qui fit entrer les Etats Unis dans la guerre.
Le second concerne les vertus créatrices inhérentes à l’humanité. Notamment chez les « déviants » que sont les artistes, musiciens, poètes, écrivains, inventeurs.
Le troisième est « les vertus de la crise ». Les forces créatrices s’éveillent dans les crises. Par exemple l’altermondialisme comme une aspiration à un autre monde.
Le quatrième principe est « les vertus du péril ». « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin). La chance suprême gît dans le risque suprême.
Le dernier principe est l’aspiration multimillénaire de l’humanité à l’harmonie.
Aujourd’hui, l’espérance semble morte. Mais l’espérance n’est pas synonyme d’illusion.
Ce livre permet de réfléchir, d’analyser, de prendre du recul sur les réformes à entreprendre, qui sont toutes interdépendantes. L’auteur insiste sur le fait de relier les connaissances, toujours relier. Une société ne peut progresser en complexité c’est-à-dire à la fois en liberté, en autonomie et en communauté, que si elle progresse en solidarité. La seule façon de sauvegarder la complexité d’une société, c’est-à-dire ses libertés, avec un minimum d’autorité répressive, ne peut être autre chose que le sentiment vécu d’appartenance à la communauté.
CG