Henri Proglio, ex-PDG d’EDF, est intervenu au séminaire de la fondation Res Publica, pour évoquer la destruction planifiée d’EDF. Voici les meilleurs extraits de son intervention. Lisez, c’est dramatique.
« La destruction d’EDF, drame absolu, a été structurée, voulue et obtenue.
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La France a voulu son indépendance énergétique, l’a construite et l’a accompagnée à la fois industriellement et politiquement pendant soixante-dix ans.
En 1946 la France, dans un état difficile, pour ne pas dire plus, était dotée d’un vrai gouvernement – cela arrive de temps en temps par les hasards de l’Histoire – à l’époque gaulliste et communiste. Constat fut fait que ce pays qui avait tellement de défis à remporter se devait de mettre parmi les priorités le sujet de l’énergie. La France n’avait pas beaucoup de ressources propres, pratiquement pas de gaz, pas de pétrole, beaucoup moins de charbon que ses voisins. Elle était donc presque complètement dépendante de ses importations, chose qui n’avait pas échappé à la pertinence des politiques de l’époque. Si nous voulons construire un avenir pour ce pays, lui donner un atout, il faut résoudre ce problème, s’étaient-ils dit.
Ils s’étaient lancé trois défis : le défi de l’indépendance du pays en matière d’électricité, le défi de la compétitivité du territoire et le défi – communiste – de la construction d’un service public de l’électricité fondé sur des principes simples : l’accès de tous à ce service public, quels que soient la classe sociale et le lieu de résidence, au même prix et avec la même qualité de service.
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Un peu plus de cinquante ans plus tard, au début du XXIème siècle, la France était exportatrice d’électricité, l’électricité française était deux fois moins chère que l’électricité allemande (et environ deux fois moins chère que la moyenne européenne) et le contrat de service public français faisait figure de réussite exemplaire dans le monde entier.
Enfin nous avions remporté un défi auquel nous n’étions pas confrontés au début de la période, celui des émissions de gaz à effet de serre. Si la France est vertueuse dans ce domaine, c’est parce qu’elle produit de l’électricité pratiquement sans émissions. Cela grâce au pari pris à l’époque qui reposait sur le choix technologique de l’hydraulique et du nucléaire. La France avait osé se lancer dans cette voie, avec les difficultés considérables que cela représentait, notamment des investissements colossaux réalisés sur une longue durée car ces installations (barrages, réseaux) s’amortissent sur près d’un siècle. Et nous constatons aujourd’hui que les centrales elles-mêmes peuvent dépasser les trente ans d’origine et les quarante ans actuels.
Ces choix avaient été compliqués.
En matière d’hydraulique il avait fallu faire des investissements lourds, à l’époque sans trop de difficultés, mais aussi surmonter les embûches liées à la nécessité d’engloutir des villages entiers. Tout avait été transféré, y compris les cimetières, mais il subsistait évidemment des réticences et la nostalgie des personnes qui voyaient disparaître leurs souvenirs de jeunesse. Toutefois les « écolos » étaient moins puissants à l’époque qu’aujourd’hui.
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Il faut rendre hommage à tous les grands ingénieurs de cette tradition industrielle d’avoir réussi ce défi et aux politiques de l’avoir accompagné sans faillir, au-delà de toutes les turbulences du monde politique et de toutes les fluctuations des élections. On rappellera quand même que François Mitterrand qui, lors de sa campagne électorale de 1981, s’était engagé à arrêter le nucléaire, a construit sur ses deux mandats plus de centrales qu’il ne s’en est construit avant et même après. L’équipement a été continu, rendons-lui cet hommage.
Ces choix ont été réalisés. Donc au début du XXIème siècle la France a un atout considérable. Mais le monde qui nous entoure bouge. C’est à cette époque que l’on commence à parler de « tournant énergétique », que l’Allemagne se met à zigzaguer et aspire à une Energiewende. Les Allemands avaient en effet de quoi se préoccuper car leur électricité était essentiellement à base de charbon et surtout de lignite, qui est bien pire que le charbon (et auquel ils retournent actuellement d’ailleurs). En matière d’émissions de gaz à effet de serre, il n’y a pas mieux ! L’Allemagne a donc engagé des sommes gigantesques dans le renouvelable. À ce jour l’Allemagne a investi 600 milliards d’euros dans le renouvelable sur les 1000 milliards d’euros investis par l’ensemble des pays européens. 600 milliards d’euros qui ne servent à rien, qui ont fait exploser les deux grands électriciens : E.ON dans le Nord et RWE dans la région de la Ruhr. Au bord du dépôt de bilan, ces deux électriciens ont été sauvés par la République fédérale.
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Les Allemands ne pouvaient pas supporter l’idée de garder à leur porte un pays, un concurrent, qui disposait d’un atout compétitif tel qu’EDF. Depuis vingt-cinq ou trente ans, l’obsession allemande est de détruire EDF. Ils y ont réussi.
Je n’en veux pas aux Allemands, ils ont défendu les intérêts allemands. J’en veux plus aux Français de ne pas avoir défendu la France.
Voilà le constat : nous étions à l’optimum et nous avons aujourd’hui plus qu’abîmé, détruit l’un des atouts majeurs que gardait notre pays dans le domaine de l’industrie et celui du service public.
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quand j’ai pris les rênes d’EDF en 2009 tout le monde considérait, à juste titre, qu’EDF était le chef de file du nucléaire français.
Cela malgré les aboiements à la porte de ce qu’était devenue Areva.
Areva a résulté du rapprochement entre les deux bouts de la chaîne, l’industrie et le retraitement. Et par ambition, folie ou vanité, elle est venue concurrencer EDF dans la maîtrise du système. Tout a à peu près tenu jusqu’à quelques événements qui ont progressivement acté la destruction du système, commencée au moment du gouvernement Jospin avec l’arrêt du Superphénix et l’hystérie de Mme Voynet. En effet les « roses » avaient besoin pour gouverner de l’appui d’un groupuscule qui n’avait comme vecteur de réflexion que l’anti-nucléaire. Et peu à peu on a multiplié les systèmes qui ont progressivement cassé la logique. Je cite simplement la contribution au service public de l’électricité (CSPE), mise en place dès 2003, une taxe énergétique ajoutée directement sur les factures d’électricitédes consommateurs d’électricité français. Je me suis battu pour me faire rembourser la CSPE par le gouvernement français. Destinée en principe à la modernisation de l’outil, la CSPE sert en réalité à subventionner les énergies renouvelables : aujourd’hui, 80 % à 90 % de la CSPE part à destination des subventions pour le renouvelable. Le montant, environ 2 milliards par an collectés par EDF sur les factures des abonnés au titre de la CSPE, était ensuite reversé par EDF à l’État qui le distribuait aux heureux bénéficiaires. Et l’État oubliait de rembourser EDF. Je me souviens avoir eu à ce titre plusieurs fonds de roulement augmentés de 2 milliards par an. Quand cela a atteint 6 milliards j’ai décidé d’arrêter de payer l’État. Ce fut un combat acharné qui détournait évidemment des sujets essentiels.
En 2010, sous la pression de Bruxelles, inspirée par qui on sait, la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) a été votée alors que la droite était au gouvernement. La doctrine européenne repose sur un dieu, un veau d’or : la concurrence, le bonheur des peuples par la concurrence. « La liberté par le travail », proclamait-on en des temps tragiques, aujourd’hui, c’est le bonheur par la concurrence … tant il est évident que le monopole fait le malheur des populations !
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J’ai assisté à ce spectacle, je me suis débattu, j’ai fait part de mon indignation au gouvernement. « La concurrence ! La concurrence ! » fut la seule réponse que j’obtins. De concurrence il n’y en a pas, il n’y a que nous qui produisons. Les autres vendent notre production à nos clients. « La concurrence va faire baisser les prix ! ». Non, cela ne va pas faire baisser les prix.
Nous avons donc vendu à nos concurrents. On voulait m’imposer 36 euros le mégawatt/heure. Au bout d’un combat homérique j’ai arraché 42 euros, sous les hurlements des concurrents qui n’existaient pas. Le prix de revient (coût complet, y compris les provisions pour démantèlement, renouvellement, etc.) tourne aujourd’hui avec le parc nucléaire existant autour de 60 ou 65 euros. Pourquoi les 36 euros ? C’était le coût sec, le coût direct de production sans aucune prise en compte des provisions pour démantèlement, renouvellement, etc.
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Quand vous assistez à tout ça il y a des moments où vous vous posez des questions en tant que patriote et en tant que citoyen mais vous vous battez quand même. C’est une drogue. S’ajoutaient à cela les attaques de l’ex-Areva. Ils avaient fait faillite entre-temps après avoir pourri le système. Mais pour éviter d’annoncer la faillite on avait fait acheter par EDF un outil industriel qu’elle ne sait pas gérer parce que ce n’est pas son métier. Ainsi va le monde.
Ça c’est pour le nucléaire.
Le summum n’était pas encore atteint.
En 2012, parmi les candidats à la candidature socialistes figure mon ami Strauss Kahn, finalement empêché pour des raisons non professionnelles. Un certain François est alors choisi comme candidat PS et envoie l’incomparable Michel Sapin pour négocier l’accord PS-EÉLV. Ce grand homme (n’oubliez jamais son nom !) et Jean-Vincent Placé, le conseiller politique de la secrétaire nationale, se réunissent nuitamment, comme c’est la coutume. à 2 heures du matin Placé appelle en catastrophe Cécile Duflot : « Nous voulions demander l’arrêt de deux réacteurs nucléaires, les socialistes nous en proposent 24 ! » Il n’en revenait pas. Et, au petit matin blême sort le programme commun où figure l’arrêt de 24 réacteurs nucléaires. Quand vous êtes patron d’EDF vous n’avez pas le droit d’intervenir dans une campagne politique mais vous avez derrière vous 200 000 personnes qui attendent au moins une réaction de votre part. à défaut de pouvoir intervenir, j’accepte une interview du quotidien Le Parisien. C’était la seule information du jour. « Ce n’est pas possible, on ne peut pas tuer le nucléaire, un atout formidable de la France, un million d’emplois : 250 000 emplois directs, 230 000 chez les sous-traitants et 500 000 chez les « électro-intensifs », ces entreprises qui ont choisi la France parce que nous avons l’électricité la plus compétitive ! ». Hurlements du candidat qui déclare dans une interview au Point : « Si je suis élu, les deux premiers dont je couperai la tête seront Squarcini et Proglio » (Squarcini est passé à la trappe, je suis resté). Réalisant quand même qu’il était allé trop loin, il appelle un de ses amis : « 24 c’est peut-être un peu beaucoup. Nous allons rectifier le tir. Quelle est la plus vieille centrale ? ». Fessenheim, lui répond son interlocuteur après avoir consulté internet. « Eh bien nous allons fermer Fessenheim ! ». Mais celui qui vient de consulter internet ne sait pas que l’on vient d’investir 1,5 milliard pour rénover Fessenheim, la centrale considérée comme la plus sûre et la plus moderne par l’ASN.
Là on arrive à un point de sidération.
Sans véritable débat, il est décidé, au doigt mouillé, comme l’ai dit à l’Assemblée nationale – que la part du nucléaire doit baisser à 50 %. Nous étions alors à 73 % ou 75 % … 50 % c’était un chiffre rond. La part du nucléaire fixée à 50 % vient de là. Évidemment la question de la provenance des autres 50 % n’a effleuré personne.
Dès ce moment-là le nucléaire a été condamné.
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Mais il fallait un peu plus étrangler la bête.
Il est décidé qu’EDF n’a plus le droit de gérer les réseaux qui lui appartiennent. RTE, le transporteur mais aussi un système d’optimisation, devient indépendant. Or qui dit indépendant dit déboussolé. Ce n’est pas une autorité, c’est une mission qui fait partie intégrante d’un système. RTE étant devenue indépendante EDF doit reconstituer sa capacité d’optimisation du système électrique hors RTE.
Comme la gangrène, cela s’est étendu aux réseaux de distribution. EDF n’a plus le droit de gérer les réseaux de distribution donc n’a plus accès aux clients. On a fait d’EDF un fournisseur indépendant d’énergie comme on en trouve dans les pays libéraux.
Ma fascination pour l’application scientifique de cette destruction massive n’a pas cessé. On a fracassé ce qui était le système de référence.
Mais on se réjouit : Nous allons construire des éoliennes en mer, c’est formidable ! De plus en plus loin des côtes pour qu’on ne les voie pas. Aujourd’hui c’est 12 kilomètres, bientôt ce sera 32 et dans quelques temps, quand les pêcheurs auront protesté, ce sera 50 kilomètres. Il faudra donc qu’elles soient flottantes car on ne pourra plus les ancrer. Cela devient totalement ruineux, sans parler des risques de tempêtes. Les éoliennes terrestres coûtent moins cher mais on a compris que les gens n’en veulent plus. Ils les saboteront s’il le faut, comme les portiques sur les autoroutes … je n’ai pas trop de craintes pour les éoliennes terrestres, le peuple s’en chargera.