Voici mon dernier article pour le Figaro Vox.
« Je suis très heureux que les États membres de l’Union européenne soient parvenus aujourd’hui à un accord politique sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord […] Je félicite de tout cœur ces deux pays. Cela envoie également un message fort et clair aux Balkans occidentaux : votre avenir est dans l’UE ». Cette communication de M. Oliver Varhelyi, commissaire européen à l’Élargissement, diffusée sur Twitter à l’issue d’une réunion avec les ministres des États membres de l’Union européenne revêt une tonalité étrangement décalée, presque surréaliste.
L’Europe est frappée de plein fouet par la pandémie de covid 19. Elle est la région du monde aujourd’hui la plus touchée. Les morts se comptent par milliers en Italie, en Espagne et en France, et l’épidémie progresse partout, y compris en Allemagne. Les frontières extérieures comme les frontières intérieures de l’Europe sont fermées, bouclées, verrouillées. Les populations sont confinées, astreintes à des mesures draconiennes, sans précédent dans l’histoire récente. Les économies européennes sont en cours d’écroulement, tandis que de gigantesques vagues de faillites, de licenciements, de chômage se profilent à l’horizon. La certitude de déficits publics abyssaux, le retour inévitable de la planche à billets et de l’inflation menacent de plein fouet la survie de de l’euro. Les dirigeants politiques parlent d’une véritable « guerre ». Les experts et les scientifiques se déchirent, alors que nulle part n’apparaît le bout du tunnel.
Depuis le début de cette crise, l’Union européenne s’est montrée étrangement absente, voire inexistante. Pire que tout, l’un des enseignements les plus dramatiques de cette tragédie est la disparition de toute solidarité entre les Etats-membres. Le phénomène avait déjà joué en 2015 lors de la crise des migrants où chacun avait joué sa carte individuelle. Aujourd’hui, face à la pandémie, cette carence fut encore plus flagrante. Dans la détresse, l’Italie a davantage compté sur l’aide de la Chine et la Russie que de ses partenaires européens. Il est inutile de se voiler la face : l’une des leçons essentielles de la pandémie du covid 19 est l’agonie, non pas des institutions de Bruxelles, qui survivront tant bien que mal à cette débâcle, pire, mais celle de l’idéal européen, celui de Jean Monnet, le rêve d’une « union toujours plus étroite entre les peuples », c’est-à-dire l’âme du projet européen.
Que M. le commissaire à l’Elargissement puisse, dans un contexte aussi apocalyptique, se déclarer « très heureux », laisse songeur… Son bonheur proclamé résonne comme étrangement déconnecté de la réalité de peuples européens soudain plongés dans l’angoisse et la mort. Il cristallise, à travers ces quelques mots, le mépris des peuples si souvent reproché à la construction bruxelloise. Ces paroles expriment une forme de provocation des élites dirigeantes contre les hommes et les femmes de ce continent : rien n’arrête la marche du progrès – l’élargissement – et surtout pas vos larmes ni votre sang. Elles donnent l’image d’une fuite dans le déni. Tout un monde s’écroule, après le Brexit, la « dissidence » des pays d’Europe centrale et orientale, désormais le drame de l’épidémie de coronavirus qui enterre l’illusion d’une solidarité européenne. Dès lors, l’annonce de l’ouverture des négociations avec l’Albanie et la macédoine du Nord résonne comme l’orchestre du Titanic.
La crise sanitaire, financière et économique de 2020 n’en est probablement qu’à ses débuts. Comme la Grande Dépression de 1929 a produit les années 1930 et 1940, celle qui vient en ce moment aura, quoi qu’il arrive, des répercussions titanesques sur les équilibres politiques, diplomatiques, stratégiques, idéologiques de la planète. Nul n’a la moindre idée de ce qu’ils seront, mais ces bouleversements sont inévitables. Les dirigeants politiques européens, à l’image de M. Varhelvi, feraient mieux d’ouvrir les yeux et de se préparer au changement d’un monde plutôt que de s’enferrer dans des obsessions qui sont déjà d’une autre époque.