Menaces sur la démocratie en Europe (pour Figaro Vox)

Une déclaration tonitruante de Valéry Giscard d’Estaing au Parisien, le 6 avril, vient de jeter un pavé dans la mare de la campagne des élections européennes: « Les médias dépeignent les élections européennes comme un événement politique de nature à régler un certain nombre de problèmes. Ce n’est malheureusement pas le cas.« 

Ces propos sont d’autant plus dévastateurs qu’ils émanent de l’inspirateur essentiel de l’élection du parlement européen au suffrage universel, qui se déroula pour la première fois en 1979, sous sa présidence. Certes, en eux mêmes, ils ne font que confirmer ce que chacun pressent. Cependant, c’est la personnalité de leur auteur qui en fait un véritable événement. Ce dernier ne fut-il pas le rédacteur de la fameuse Constitution européenne, que le peuple français a rejeté par référendum en 2005?

Affirmer que le Parlement européen a peu de pouvoirs, en tout cas pas celui de régler un certain nombre de problèmes, revient à pourfendre un dogme fondamental de la construction européenne. Le président Giscard d’Estaing, l’un des principaux « pères fondateurs » de l’Union européenne, balaye ainsi la caution démocratique de sa propre créature. Non, constate-t-il, ce n’est pas le Parlement européen, élu au suffrage universel, qui décide, son rôle étant d’entériner des décisions prises ailleurs, notamment dans les bureaux de la Commission européenne. Mais alors, à quoi sert-il d’aller voter?

L’Europe fut le berceau de la démocratie. C’est elle qui l’a inventée depuis les origines: démocratie athénienne, Grande-Bretagne de la Grande Charte en 1215, souveraineté populaire sous la Révolution française. En sera-t-elle aussi le tombeau? Que pèse aujourd’hui la voix des peuples et quelle est sa légitimité?

Ne tenir aucun compte du résultat de la démocratie directe, du référendum, devient une habitude. En 2005, la Constitution européenne refusée par les peuples Français et Néerlandais est revenue sous la forme du traité de Lisbonne, ratifié par la voie parlementaire. En 2017, les britanniques ont voté pour une sortie de l’Union européenne mais leur Brexit est désormais englué dans un chaos inextricable et reporté aux calendes grecques, si bien que deux ans après, ils pourraient même prendre part à l’élection du Parlement européen et y envoyer des élus…

Par ailleurs, les votes populaires non conformes à l’idéologie dominante, sur des sujets sensibles comme l’immigration, sont diabolisés et voués aux gémonies en tant que « peste populiste ou nationaliste » à l’image de l’Italie de Conte ou de la Hongrie de Orban. Le fait de déplorer le résultat d’un vote populaire est légitime du point de vue des valeurs démocratiques; le mépriser est un comportement nouveau et foncièrement anti-démocratique. D’ailleurs, au crépuscule du règne de Mme Merkel, l’Allemagne elle-même présente les plus grandes incertitudes sur son devenir politique dans un contexte de profond ébranlement de son système politique traditionnel.

La France enfin est probablement la plus touchée par cette débâcle démocratique. Elle traverse une crise politique sans équivalent depuis le début de la Ve République: élection présidentielle chaotique, Assemblée nationale annihilée, partis décomposés, naufrage d’une équipe au pouvoir, en l’absence de toute alternative crédible dans un pays fragmenté et écoeuré. Jamais sans doute, depuis 60 ans, la France ne s’était vue confronté à une telle impasse ou « no futur » politique.

La démocratie le suffrage universel demeurent officiellement des piliers de l’Europe moderne. Mais dans les faits, ils sortent subrepticement du cercle de ses valeurs dominantes. Le peuple exaspère les classes dirigeantes qui fustigent le « populisme » comme Thiers en 1851, dénonçait la « vile multitude » pour abolir le suffrage universel. Le principe des élections sera préservé pour la forme mais sur le fond, à l’image des paroles prophétiques de Giscard d’Estaing, les scrutins seront privés de toute portée et de tout effet.

Le risque, pour l’Europe comme continent et pour les Etats qui la composent, est double. Le premier est celui de l’indifférence et du repli individualiste à l’image du sondage CEVIPOF sur la confiance, selon lequel 88% des Français estiment que les politiques ne tiennent pas compte de ce qu’ils pensent, marqué par des taux d’abstention gigantesques. Le second est celui de la révolte et de la violence, à l’image de la crise des Gilets Jaunes qui a hanté l’hiver français 2018-2019, mais à une toute autre échelle.

Author: Redaction