Marisol TOURAINE a publié une tribune dans « Le Monde », daté 15 juin 2018 : « Le gouvernement doit clarifier sa doctrine sociale« .
Vous pouvez lire cette tribune ci-dessous ou sur le site du Monde en cliquant ici.
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Tribune. La cacophonie sur l’avenir des aides sociales en France était telle depuis quelques semaines qu’une clarification était attendue, un « signal de gauche » espéré. Mais l’enjeu n’est pas seulement budgétaire, il s’agit de savoir comment le gouvernement conçoit notre modèle social.
A cet égard, nous sommes peut-être en train de changer d’époque, mais il n’est pas certain que le nouveau monde soit plus enviable que l’ancien. Le discours du président de la République à Montpellier, mercredi 13 juin, précédé d’une vidéo désagréablement provocatrice, n’aura pas dissipé les inquiétudes – malgré quelques annonces.
L’annonce assurément positive du reste à charge zéro d’ici à 2021 sur certaines lunettes, prothèses dentaires et auditives, devra s’accompagner de la garantie que les professionnels ne seront pas libres de se « rattraper » sur les tarifs pratiqués par ailleurs et que le coût des complémentaires ne dérapera pas. Par ailleurs, on ne peut qu’approuver le renforcement de la prévention. On veut espérer que la réforme nécessaire de l’accompagnement de la dépendance en établissement ne reposera pas sur des mécanismes d’assurance privée. Cette vigilance n’interdit pas de considérer ces annonces pour ce qu’elles sont : des avancées.
Mais ce discours appelle plus fondamentalement une clarification de notre ambition collective en matière sociale. Qui ne se limite pas à la seule question des engagements budgétaires envers les plus pauvres. Le sujet n’est pas anodin, surtout après la diffusion de la vidéo présidentielle. D’autant plus que, contrairement au discours en vogue, les dépenses sociales sont efficaces : toutes les études montrent que ce sont les pays d’Europe qui ont le plus investi dans ces aides qui ont le mieux contenu l’augmentation de la pauvreté.
En comparaison de ses voisins immédiats, la France a réduit légèrement son taux de pauvreté après 2012 puis l’a stabilisé, alors qu’il grimpait significativement en Allemagne et en Grande-Bretagne et s’envolait en Italie ou en Espagne. On ne peut se satisfaire de ce qu’il y ait près de 14 % de pauvres en France (contre 17 % en moyenne en Europe) mais il convient de cesser de répéter que, par principe, le modèle social français n’obtiendrait pas de résultats.
Remise en cause d’un pacte
Prétendre que la politique française se réduirait à une politique de guichet ne correspond pas davantage à la réalité. La solution n’est certes pas de se contenter « de dépenser toujours plus d’argent », et d’ailleurs la révolution de la personnalisation des prestations a été engagée dès le quinquennat de François Hollande avec par exemple la prime d’activité, qui incite fortement et de manière individualisée au retour ou au maintien dans l’emploi, ou la prise en compte de la pénibilité pour les retraites.
D’autres innovations ont vu le jour, comme par exemple la garantie jeunes ou l’intervention des CAF pour contraindre le conjoint défaillant à payer ses pensions alimentaires. L’innovation est toujours nécessaire, le statu quo ne saurait être érigé en principe. On ne peut davantage ignorer l’enjeu considérable que représentent l’éducation et la formation dans notre pays. Mais si l’on veut sortir durablement de la pauvreté ceux qui y sont, il faut commencer par leur donner les moyens au quotidien de s’en sortir.
On voit difficilement comment une réduction significative des dépenses sociales ne produirait pas une augmentation immédiate du nombre de pauvres. Sauf à imaginer, ce qui est toujours possible, que le gouvernement soit prêt à assumer cette situation, comment expliquer l’offensive musclée de ces derniers jours contre notre modèle social ?
Et c’est là que réside le risque principal, selon moi, qui n’a pas été écarté par le discours de Montpellier. Il est dans la vision d’une société où chacun serait responsable de lui-même, où l’on valorise les « premiers de cordée » en même temps qu’on aide les « pauvres ». Les « bons pauvres », même, ceux qui sont « responsables » et se prennent en main. C’est, bien davantage que l’indifférence sociale que les Français pensaient percevoir, la remise en cause potentielle d’un pacte qui faisait de la solidarité et de l’émancipation collective notre patrimoine commun là où les Américains célèbrent la seule réussite individuelle.
La force du modèle social et de santé français a été de s’attacher à l’inclusion de tous, de proposer des politiques qui ne se limitent pas à l’institutionnalisation d’une démarche humanitaire ou caritative et proposent une protection sociale universelle et solidaire.
Le pouvoir a une responsabilité : clarifier ce qu’il veut
Tout ce qui oppose les pauvres d’un côté, les catégories moyennes de l’autre, est délétère pour le consensus social. A cet égard, la volonté annoncée de réduire la prime d’activité aux revenus les plus faibles est un mauvais signal. Pourquoi les classes moyennes accepteraient-elles de continuer à contribuer à l’effort social collectif si son seul objectif devient d’aider les plus pauvres des pauvres ?
Pour que les classes moyennes acceptent cet effort nécessaire et indispensable, il faut qu’elles se sentent partie prenante du projet social, et que le pacte qui nous rassemble soit porté, assumé, explicité par le pouvoir en place. Pourquoi les Français seraient-ils solidaires si leurs dirigeants les renvoient à leur responsabilité individuelle pour surmonter les risques de la vie ?
Il faut regarder la réalité en face : le pacte social construit ces dernières décennies ne s’impose plus comme une « évidence » en France. Il est remis en cause par la pression budgétaire, les doutes grandissants des Français de pouvoir en bénéficier, le poison de l’envie distillé par les populistes.
Mais précisément parce que les fissures sont là et menacent de devenir des brèches béantes, le pouvoir a une responsabilité : clarifier ce qu’il veut pour la France en matière sociale. Puisque nous avions tort, selon le président de la République, d’imaginer un « tournant social », la clarification de l’ambition sociale du gouvernement reste une attente forte.