Voici une tribune qui paraît dans le Figaro de ce matin (avec quelques modifications de forme):
Les années 2010 à 2017 ont été marquées par les grandes affaires de lynchage politico-médiatique touchant des personnalités politiques de haut rang. Par-delà les plus tonitruantes, les affaires DSK et Cahuzac, les scandales de ce type se sont comptées par dizaines, à un rythme quasiment mensuel. La question n’est pas d’excuser ou de minimiser des infractions éventuelles qui auraient été commises. Mais elle est de constater que la société politico-médiatique se fait justice elle-même, par un lynchage fondé sur l’humiliation, le déshonneur et la déchéance sociale, avant que les tribunaux disposant de la légitimité républicaine pour sanctionner les crimes et délits, aient eu l’occasion de se prononcer.
Aujourd’hui, ce stade est dépassé. Les phénomènes de lynchage collectif se banalisent. Ils ne touchent plus seulement les hauts responsables, mais surtout les seconds rôles. Leur rythme n’est plus mensuel mais quotidien. Twitter est l’outil de cet ensauvagement. Les lynchages tombent à tout propos. Il suffit d’une petite phrase ou d’un geste légèrement déviant de la sensibilité dominante pour provoquer un tollé. Ainsi, Mme Garrido, porte-parole des Insoumis, a provoqué un scandale pour avoir établi un lien entre « l’argent du PSG » et l’écroulement d’une barrière au stade d’Amiens, attribué à un entretien défectueux. L’amalgame est discutable, mais en quoi ce propos mérite-t-il un tel déchaînement? Ne relève-t-il pas de la liberté d’expression, c’est-à-dire du droit de s’exprimer sans faire l’objet du châtiment spontané? Concrètement : qu’a-t-on encore le droit de dire, dans la société moderne, sans déclencher un phénomène de meute ?
Une opération « balancetonporc » invite les victimes de harcèlement à livrer sur Internet leurs agresseurs. Certes, toute violence, agression verbale ou physique, de nature sexuelle est par définition monstrueuse. Mais enfin, il existe une justice pénale dont le rôle est d’établir la réalité des infractions commises et de les sanctionner durement. Le principe selon lequel nul ne doit se faire justice lui-même est l’un des fondements, non seulement de la démocratie, mais aussi de la civilisation.
Nous assistons ainsi à une banalisation de phénomènes qui sapent les fondements de vie en société. Ils tiennent à un climat d’anomie, de perte accélérées des repères intellectuels et éthiques. Comment situer le bien et le mal, en l’absence d’un socle de principes et de connaissances, d’outils de réflexion ? Une étude de la revue Intelligence souligne l’effondrement de quotient intellectuel dans le monde occidental, en quinze ans, la France se situant au dernier rang des grandes démocraties. D’autres travaux révèlent la chute vertigineuse des savoirs fondamentaux dans notre pays : orthographe, mathématique. Mais la crise de l’intelligence se manifeste à travers bien d’autres symptômes :
- la personnalisation à outrance du pouvoir politique, fondée sur l’émotion positive ou négative autour de visages médiatiques et l’anéantissement du débat d’idées, comme le montre si bien la vie politique française au quotidien;
- le principe de la table rase, ou l’écrasement de la mémoire historique, qu’illustre le désintérêt de la France dite d’en haut pour le centenaire de l’une des plus effroyables épreuves de l’histoire de l’Europe;
- l’esprit de clocher, et le désintérêt pour les enjeux planétaires, comme le montre l’effarant silence médiatique sur les événements en cours de Syrie et d’Irak ou d’Afrique.
- la dictature de l’anecdotique au détriment de l’essentiel, tel le recrutement de Neymar au PSG qui a occupé l’été !
- Le sectarisme, l’inaptitude générale à l’impartialité, l’objectivité, l’honnêteté intellectuelle.
- L’émergence d’une nouvelle classe de maître penseurs, acteurs, animateurs de télévision, sportifs, chanteurs, censés donner leur avis à tout propos mais sans la moindre autorité intellectuelle pour ce faire.
Cette crise de l’intelligence et la perte des repères de la vie en société ne touche pas forcément la majorité silencieuse, qui par définition, ne s’exprime jamais. Pis : elle frappe au premier chef la France dite d’en haut, les supposées élites médiatiques, politiques, intellectuelles, censées éclairer l’opinion publique. Pour espérer restaurer l’intelligence et la civilité, il ne faudrait pas des années, mais des décennies…