Le titre de l’essai d’Albert Camus est magnifique, même si le contenu ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. Face à la vie politique, il n’est pas honteux, me semble-t-il, de ressentir une impression de révolte radicale, absolue, sans concession. Car le spectacle auquel nous assistons marque une détérioration permanente et l’absence de toute issue apparente. Le fond du problème: il existe une caste médiatisée, de l’extrême droite à l’extrême gauche, qui ne vit plus que de manipulations et de propagande, se moque profondément du monde et prend les gens pour des crétins. Les symptômes de ce phénomène:
- L’ultra-personnalisation des choses: tout se ramène au « salut » par un homme ou une femme qui se prétend (implicitement) porté par la providence et semble se croire, pour une raison ou pour une autre, au dessus du commun des mortels. Ce phénomène est dans les gènes des idéologies extrémistes. Mais il vaut désormais pour tous les partis sans exception, désormais alignés sur ce standard. Par un biais inattendu, nous en sommes revenus au temps du culte de la personnalité des années 1930 et 1940. Etrange: le fascisme, le stalinisme et le pétainisme représentent plus que jamais le mal absolu, mais leurs méthodes, en particulier le culte de la personnalité sont totalement banalisées… Ecoutez le nombre « je » qui émaillent n’importe quel discours politique: c’est ahurissant! Or, rien n’est plus grotesque et lamentable que cette déferlante prétentieuse de soliveaux médiatiques, candidats au sauvetage de la France, qui a envahi notre espace public.
- La démagogie absolue: la course est lancée à celui qui balance les promesses les plus lamentables, les plus odieuses de démagogie. Le thème de l’avenir qui pointe son nez: le « revenu universel« , prochain point de ralliement de tous les partis politiques, notamment des deux extrêmes (droite et gauche), mais pas seulement. C’est l’idée folle que le sort et l’avenir de chacun ne passe plus par l’effort, le travail, la volonté de s’en sortir, mais par des droits naturels sur la société qui vous doit un revenu sans la contrepartie d’une activité utile à la collectivité. Jamais la démagogie, toujours plus pesante, n’avait été poussée à ce niveau, et derrière la démagogie, le contrôle par l’Etat d’une population gavée d’assistanat. Et il ne se trouve pas une voix pour dénoncer le scandale.
- La passion contre la raison: il est fascinant d’observer à quel point la vie nationale glisse dans le passionnel et l’affectif tout en s’éloignant du monde des réalités. Il faut constamment agiter les esprits, énerver l’opinion, exciter, diviser et déchirer par des polémiques stériles ou autres déclarations débiles, à n’importe quel prix. (La dernière en date: le supposé racisme des choix du sélectionneur de l’équipe de France de football). Le monde politique se fige soudain et ne parle plus que de cela. On dirait parfois qu’il n’y a plus aucune limite au ridicule, à la bêtise, au culte moderne de l’insignifiance.
- La destruction du bien commun: tout se passe comme si le sens du collectif et de l’intérêt général s’était effacé. La vie publique ne serait plus qu’au service d’une poignée d’individus qui soignent leurs avantages personnels et leur ego boursouflé. Il me semble que cette folie égotique, qui pousse des individus à n’exister que pour la jubilation de fanfaronner dans les caméras de télévision de se sentir « le premier » et de jouir de l’impression d’être aimés, admirés, obéis, relève d’une forme de pathologie mentale. Le décalage est saisissant entre le sentiment qu’ils ont d’eux-mêmes et la réalité du sentiment qu’ils inspirent. Plus ils se sentent magnifiques aux yeux de l’opinion, et plus ils sont méprisés, ressentis comme grotesques, ridicules et ne semblent même pas s’en apercevoir, comme isolés dans un monde à part. Mais peu importe, c’est le rêve de puissance et de séduction, l’illusion du pouvoir qui compte… La plupart des grandes fautes politiques de notre époque, en France comme en Europe, émanent de choix individuels guidés par la seule mégalomanie.
Alors que faire? Il n’existe probablement pas de remède miracle et immédiat, de perspective d’un passage de la révolte à la révolution. Aujourd’hui, la résistance est avant tout intellectuelle. Fondamentalement, la refondation de la politique, au sens noble du gouvernement de la cité, ne se conçoit que de manière progressive. Elle passe par la démocratie directe, la proximité, la décentralisation: le pouvoir au plus près de chaque citoyen. C’est ce que j’ai voulu dire dans cette tribune pour le Figaro Vox en faveur des maires et des communes. Elle se fera par l’avènement de nouvelles valeurs politiques: la force (insoupçonnée) de la volonté couplée à l’anonymat, la modestie et la discrétion. Il est scandaleusement imbécile d’imaginer qu’un homme ou femme seul avec son petit cerveau malade, détient les clés de notre avenir. D’où l’urgence de réhabiliter le collectif. Toute bonne décision doit être pensée, réfléchie, discutée et débattue, issue de la volonté d’une majorité. Les choix fondamentaux sont ceux d’un Gouvernement – au sens collectif du terme – , d’un Parlement, d’un peuple à travers la démocratie directe. Et enfin, le politique doit se focaliser sur l’action et sur les réalités. Son champ est le monde réel, concret, palpable, ce que l’on peut vraiment changer, et non le délire de la polémique stérile.
Maxime TANDONNET