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Quelle époque !, entre modernisme et vieille école

Je suis noire, mais ça ne se voit pas. Je suis noire, car je suis née en Afrique, donc attirée par la peau noire. Personne ne réagit. L’actrice Clémentine Célarié — malheureusement pour elle, née blanche — ne risque pas d’être étouffée par des questions déstabilisantes du reste du plateau, composé des nouveaux phénomènes d’une sphère « très parisiano-parisienne », comme l’observe un ancien invité. Ce plateau, c’est celui de Quelle époque!, l’émission désormais phare de France 2, menée par Léa Salamé, où se pressent tous les samedis soir les tenanciers de la semaine. En seulement quelques mois d’existence, le programme atteint chaque semaine le million de téléspectateurs et continue de mettre en lumière des intervenants d’un même monde, issus des phénomènes sociétaux les plus modernes et les plus urbains. Alors, quand la journaliste de CNews Sonia Mabrouk vient, ce samedi 11 mars, sur le plateau présenter son livre Reconquérir le sacré (Éditions de l’Observatoire) et défendre la place des traditions chrétiennes dans une société qui s’endort, l’ambiance change. L’opposition intrinsèque entre le postmodernisme et l’intemporel, soutenue par Mabrouk, ne plaît pas à ses voisines de table du soir. L’animatrice, Léa Salamé, alterne caresses et coups de griffe.

« Je pense que nous ne sommes pas bien-pensants », se défend auprès de nous Régis Lamanna-Rodat, producteur de l’émission. Un autre membre de l’équipe nous invite à constater la récurrence de la présence d’invités situés à droite, voire à droite de la droite. Rembobinons. Pour la première émission, le 24 septembre 2022, Léa Salamé etles siens reçoivent le père Matthieu. Le célèbre prêtre tiktokeur, aux repères théologiques douteux, est adulé par le plateau pour sa pensée progressiste. Considéré comme le représentant de la communauté catholique, Matthieu Jasseron reçoit les compliments de Nicky Doll, une drag-queen invitée le même soir, pensant redécouvrir le catéchisme en écoutant parler le jeune prêtre. Plus tard, en fin d’émission, l’influenceuse Camille Aumont Carnel vient pour la séquence Sex Club du programme. Une chronique entièrement dédiée au monde du sexe et de la pornographie. Sa première intervention vient décrypter les réflexes de chacun sur les sites X, les catégories les plus recherchées, les stéréotypes les plus risibles, etc. Rien concernant les ravages.

Pour les invités singulièrement modernes, l’accueil est parfait, sans contradicteur ou presque. La seule à avoir essayé de contester s’appelle Dora Moutot. Le 15 octobre, face à la maire transgenre Marie Cau, la blogueuse et militante féministe a tenté d’expliquer qu’en réalité, cette personne n’était pas une femme,mais plutôt « un homme transgenre ». Son argumentaire est solide, détaillé, en un mot: sensé. Mais le pugilat commence. D’abord, Jérémy Ferrari, humoriste à succès connu pour son agressivité envers les politiques sur les plateaux de télévision, tacle Moutot à la carotide: « Vous n’avez pas d’argument, il n’y a que de la haine. » Ovation générale de la part du studio. Une fille dans le public, à qui l’on a tendu un micro, prend la parole à son tour pour livrer son témoignage : « Je suis une personne cisgenre, je me suis posé des questions sur mon identité […] je suis très choquée par le débat. Qu’une personne vienne remettre en question son genre [celui de Marie Cau], je trouve ça extrêmement violent. » Deuxième ovation. Le montage s’attarde quelques secondes sur cette jeune fille au bord des larmes, épaulée par ses amis venus la soutenir.

On m’avait promis que l’émission se déroulerait en condition du direct, au final, le montage était honteux.

Et au milieu d’un plateau conquis, uni, solidaire de Marie Cau, Dora Moutot. L’émission terminée, la jeune femme retrouve les membres de la production et demande des explications. En amont, l’équipe du programme avait longuement insisté pour que la militante féministe accepte l’invitation, en promettant un débat serein qui n’a pas eu lieu. Accusée d’avoir elle-même saboté le débat par son agressivité, Dora Moutot n’a pas eu d’excuse. La conclusion de l’épisode: « Des hommes m’ont expliqué ce que pouvait être une femme », termine-t-elle. Pour cette même émission, Gabriel Attal, ministre délégué chargé des Comptes publics, lui aussi invité, ne sera pas particulièrement mis en difficulté. Tout juste quelques petites piques de Jérémy Ferrari « En tant que macroniste, on a été plutôt bien reçu », reconnaît un proche du ministre. Pour nous faire mentir,Quelle époque! a reçu Éric Zemmour le samedi 18 mars pour un entretien au ton plus que correct.

François Hollande, invité en octobre, recevra carrément les éloges de Christophe Dechavanne, coprésentateur de l’émission, comme rarement dans sa carrière de la part d’un journaliste: « Il a fait un très bon quinquennat et c’était un très bon président! », assure l’ancien animateur de la Roue de la fortune. Le vétéran du Paf joue le “monsieur tout le monde”, aux interventions parfois drôles, souvent navrantes. Sa complaisance envers le politique du soir varie en fonction de son positionnement. Tout le monde n’a pas eu la chance de François Hollande. La semaine suivante, la députée européenne Les Républicains Nadine Morano est l’invitée politique de la soirée. Elle, comme Rachida Dati quelques semaines plus tôt, a expérimenté la mue de Christophe Dechavanne d’animateur de jeu télévisé en éditorialiste politique. « Il est inutilement agressif dès lors qu’on est de droite, raconte l’élue de l’Est, tout ce qu’on dit est tourné en dérision. »

Autour d’elle, Nicolas Bedos, François Cluzet et l’humoriste Ragnar Le Breton, dont la sortie ce soir-là à propos du prétendu racisme ambiant dans les médias sera largement diffusée sur les réseaux. Le casting n’est pas idéal pour une droitarde. En amont, l’ancienne ministre de Nicolas Sarkozy avait exigé des conditions auprès de la production. «On m’avait promis que l’émission se déroulerait en condition du direct, au final, le montage était honteux. Sur une intervention de quarante minutes,on en a gardé dix. » Paul de Saint Sernin, humoriste glissé dans le public dont les blagues peuvent être coupées au montage lorsqu’elles provoquent un four, glisse quelques tacles sous couvert d’humour, comparant Morano au joueur de football N’GoloKanté: « Je vous ai entendue parler sur l’affaire Lola, vous êtes bien meilleure que lui à la récupération. »

Le tribunal des clichés de Droite

Même scène fin décembre, quand Jordan Bardella, président du Rassemblement national, se rend chez Léa Salamé. Là encore,un politique de droite doit affronter les interventions de Saint Sernin et faire semblant de sourire quand l’humoriste balance les clichés les plus attendus. « C’est la bouffonnerie permanente. La parole politique est constamment décrédibilisée », se rappelle un ancien invité. Ce soir-là, le député européen ne reconnaît pas « la même Léa Salamé qu’à France Inter ». Et se voit contraint par le reste du plateau, dont l’animateur de la radio Skyrock Fred Musa, de faire acte de repentance quant aux violences de certains militants du Front national dans les années 1990, mais aussi celles de micro groupuscules d’ultradroite les semaines et mois passés. Accusé aussi d’avoir davantage félicité, pour des raisons de couleur de peau, la performance d’Olivier Giroud que celle d’Aurélien Tchouaméni lors d’un match de la dernière Coupe du monde de football, Bardella doit maintenir son calme face aux insinuations les plus grotesques. Le président du RN observera, le lendemain de l’enregistrement, soit le jour de la diffusion, un montage largement défavorable à son égard, selon son entourage. « Tous les invités savent au préalable que l’émission est enregistrée et qu’il y aura du montage. Ils acceptent de venir en connaissance de cause », appuie pourtant Régis Lamanna-Rodat.

La formule d’horizontalité entre les invités de la société civile ou du showbusiness avec les hommes politiques fait partie du concept: « On veut croiser les regards, les points de vue, les profils », argue la rédaction. Résultat, le député LFI François Ruffin est au même rang que Louise Aubery, influenceuse féministe propriétaire du compte Instagram MyBetterSelf, et le ministre délégué aux Transports, Clément Beaune, voisin de table du chanteur Bilal Hassani. Des compositions surprenantes, capables dumeilleur comme du pire. Bonne surprise ce 18 mars, quand le chanteur Patrick Bruel, avec calme, offre à Éric Zemmour l’occasion de se justifier sur les ratés et décisions hasardeuses de sa campagne. On s’y perdrait presque.

En février dernier, Marion Maréchal expérimente, elle aussi, ce format qui mêle information et divertissement, pour un résultat bien différent de son président de parti. « Le mélange des genres ne permet pas toujours de développer sa pensée de manière efficace », commence-t-elle lucide lors de sa première prise de parole. Bien vu, de l’autre côté de la table, l’humoriste Waly Dia fait de son mieux pour ponctuer les réponses de l’invitée politique du soir par des blagues mesquines tout au long du programme. Initialement venue débattre avec la secrétaire d’État Marlène Schiappa, la vice-présidente de Reconquête! doit, elle aussi, répondre aux stéréotypes les plus navrants. La membre du gouvernement lui demandera notamment si, d’aventure, elle soutiendrait l’amour de sa fille avec un migrant clandestin. Enfin, l’écrivain Philippe Besson prendra aussi sa part dans le dialogue sur l’immigration. À propos du “grand remplacement”, il interpelle la vice-présidente de Reconquête! pour expliquer que cette thèse démographique ne tient pas debout: « Il nous faudrait cinquante, soixante ou soixante-dix années pour que nous arrivions au grand remplacement. Donc le “grand remplacement”n’existe pas. »  Le “grand remplacement” n’existe pas parce qu’il n’a pas encore eu lieu ?

Marion Maréchal connaîtra malgré tout un pire traitement que Charles Sobhraj,tueur en série condamné pour meurtre, la semaine suivante. Tout juste sorti de prison, le septuagénaire franco-vietnamien profite de sa permission pénitentiaire pour faire la promotion de ses Mémoires. Post-scriptum, Charles Sobhraj n’avait pas fini de purger sa peine, les autorités népalaises l’ont simplement libéré pour des raisons de santé. Comment se retrouve-t-il sur un plateau du service public un samedi soir ? C’est une autre question. La production nous dit avoir longtemps hésité. Même Tahar Rahim,l’acteur incarnant Charles Sobhraj dans la série Netflix le Serpent, avait refusé de rencontrer son personnage. Par respect pour les victimes,selon ses dires. Seul Philippe Caverivière, humoriste franchement drôle de l’émission, fait remarquer la différence de traitement avec l’ancienne députée du FN lors de sa chronique. Le public rit, hilare, comme pour cautionner que Marion Maréchal est bel et bien plus dangereuse que le personnage de Netflix. À noter que, même si la plupart des passages de Caverivière restent toujours très réussis, ses blagues sont parfois trop subversives pour un plateau et un public habitués au politiquement correct le reste de la soirée. Entre Dechavanne et Caverivière, du mainstream raplapla à l’humour noir, le public se perd parfois dans la ligne éditoriale, et nous avec.

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Author: Valeurs Actuelles