Dans la nuit du 24 septembre 1933, Oscar Dufrenne est retrouvé mort, assassiné dans son bureau du music-hall, le Palace. Le cadavre est découvert à moitié nu, le crâne fracassé, il aurait été tué en plein ébat, étouffé dans le tapis qui emballait son corps et non des suites de ses blessures.
Dufrenne est une légende du monde du spectacle, mais il est également conseiller municipal du Xe arrondissement de Paris ainsi que conseiller général de la Seine. Outre le Palace, il est le directeur de nombreux théâtres. Il dirige entre autres le Bataclan, les Bouffes du Nord et le Casino de Paris. Ainsi, ses affiliations politiques avec le parti radical-socialiste, ses liens privilégiés avec le Tout-Paris (il était l’ami de Mistinguett, Jean Sablon…), et sa fin rocambolesque donnent à cette affaire un parfum de scandale et une ampleur médiatique considérable.
L’hypothèse d’un crime crapuleux est rapidement écartée malgré le vol de la montre de luxe du défunt et l’enquête prend une toute autre tournure lorsqu’elle se focalise sur la personnalité de la victime, ouvertement homosexuelle. Le personnel du Palace n’est pas coopérant avec la police, les employés ne souhaitant pas ternir l’image de ce grand homme en le réduisant à son orientation sexuelle.
Les soupçons se portent alors sur un jeune homme habillé en marin aperçu au promenoir du cinéma. Etait-ce un véritable matelot ou bien un travesti ? Ce jeune homme, ce « marin de fantaisie », se nomme Paul Laborie. Il est retrouvé en Catalogne et extradé en octobre 1934.
Le procès Laborie : quand la victime devient coupable
Paul Laborie, aussi appelé « Paulo les belles dents », est un repris de justice d’une vingtaine d’années déjà condamné pour port d’armes, recel, trafic de stupéfiants et proxénétisme.
Le procès de Laborie, l’assassin présumé de Dufrenne, s’ouvre aux assises de la Seine le 21 octobre 1935. Il est accusé de meurtre avec préméditation et risque la peine de mort. L’avocat général, maître Gaudel, en raison des soupçons d’étouffement de l'affaire qui pèsent sur l’institution judiciaire, ne requiert pas le huis clos. Toutefois, dès le début, le président met en garde les oreilles chastes. Mais personne ne bouge. Les gens sont venus au spectacle, curieux de découvrir les pratiques des « gens au mœurs spéciales ». En effet, l’affaire Dufrenne exige l’évocation de pratiques sexuelles entre hommes car c’est le point de départ du crime.
Le président va faire le procès de Laborie, mais chose étonnante, il va aussi faire celui de Dufrenne. Pour lui, l’homosexualité implique la culpabilité. Il donne des détails à l’auditoire qui s’en émeut à coup de « Ah! » et de « Oh! » retentissants. À la fin du procès, l’avocat général requiert contre Laborie les circonstances atténuantes du fait des « mœurs de la victime ». La victime devient alors coupable. L’homosexualité est dépénalisée par le code pénal depuis 1791, mais elle reste mal perçue voir niée en ce début de XXe siècle.
Après un procès de trois jours, Laborie est acquitté sous les applaudissements du public. En effet, les preuves étaient minces et les témoins ont produit des déclarations contradictoires.
Finalement, la dynamique de ce procès était que peu importe que Laborie soit l’assassin ou pas, Dufrenne, en tant qu’homosexuel, avait mérité son sort. Cette affaire comporte donc deux coupables, Dufrenne et son assassin.
Une affaire non résolue
L’affaire Dufrenne ne fut jamais résolue et le soupçon d’une collusion entre les milieux politiques, judiciaires et médiatiques afin d’étouffer l’affaire plane encore.
Ce crime sulfureux et son jugement interviennent dans un contexte mêlé de corruption, de scandales divers, de croyance en une manipulation des instances policières et judiciaires au profit de personnalités politiques ou influentes. La droite parle même d’une décadence nationale. L’acquittement de Paul Laborie est certainement une conséquence de cette atmosphère, ne pas condamner Laborie c’est placer l’homosexualité de Dufrenne au rang supérieur du crime. Ce procès a fait l’objet d’une impressionnante couverture de la part de la presse d’alors. Celle-ci a voulu tirer parti de cette affaire pour vendre. Un équilibre éditorial funambulesque à tenir. Assouvir la curiosité du lecteur, son voyeurisme, tout en respectant les règles de la décence bourgeoise protégée par la loi sur la presse de 1881, qui poursuivait les outrages aux bonnes mœurs.
Dans l’entre-deux-guerres, l’homosexualité n’est pas un sujet tabou pour la presse française. Toutefois, elle y est évoquée avec une certaine mise à distance ironique qui suppose une connivence, un contrat implicite avec un lecteur prétendu hétérosexuel.
Cléophée Hamami, M2 Médias, Langages et Sociétés (IFP, Paris II)