Manuel Valls, homme de l’année pour le quotidien espagnol El Mundo

29 décembre 2014

Manuel Valls, homme de l’année pour le quotidien espagnol El Mundo

Le Premier ministre s’est fixé un but, changer un modèle bloqué, et il est en train d’atteindre son objectif : moderniser la France, malgré le rejet de la vieille garde socialiste. Les Français reconnaissent ses efforts. Pour cette raison et parce que du succès de M. Valls dépend en grande partie l’avenir de l’Europe, El Mundo l’a designé homme de l’année.

 
Traduit de l’espagnol – article paru dans El Mundo, lundi 29 décembre 2014

Premier chef de gouvernement de la République française né en Espagne, (Barcelone 1962), Manuel Valls s’est fixé pour objectif de changer un modèle qui ne peut perdurer, fondé sur un État providence généreux et une administration lourde et coûteuse. Et il veut mener son action à bien au sein d’un Parti socialiste où la vieille gauche se fait l’ardent défenseur d’un État tout-puissant qui doit être le seul redistributeur de richesse. Il incarne un socialisme pragmatique et patriotique qui mise sur les réformes, seul moyen pour la France de retrouver un rôle moteur dans un monde globalisé où l’on assiste à une forte émergence des populismes.

EL MUNDO.– Dès votre installation comme Premier ministre, vous avez annoncé un plan d’ajustement qui prévoyait une baisse des dépenses de 50 milliards. Y êtes-vous parvenu ?
MANUEL VALLS.– Oui, tout à fait.
 
E.M.– Quelles sont les grandes lignes d’exécution de ce plan ?
M.V.– Ce plan s’échelonne sur les trois ans qui viennent. Il faut arriver sur ces trois ans à diminuer la dépense de 50 milliards. L’effort pour 2015 vient d’être approuvé par le Parlement. Il consiste en un ajustement de 21 milliards d’euros au niveau de l’État, de la Santé, de régions, des départements et des municipalités. Il s’agit donc d’un effort que devront supporter et mener à bien tous les services publics, toutes les administrations publiques. Aujourd’hui, la tâche pour le Gouvernement consiste à faire en sorte que cet effort puisse être réalisé au sein de chaque administration. Je vais m’impliquer directement dans cette action. Ainsi, je présiderai chaque mois une commission composée des ministres responsable du budget et des grandes administrations afin que ce plan se réalise.
 
E.M.– Pensez-vous que la société française dans son ensemble a bien reçu votre message : on ne peut dépenser ce que l’on n’a pas ?
M.V.– Je crois que oui. Les Français sont toujours en avance sur leurs dirigeants politiques dans les réformes, les changements et leur volonté de faire des efforts. Depuis plus de 30 ans, la France, comme de nombreux pays, vit au-dessus de ses moyens. Quant aux ajustements, depuis quatre ou cinq ans, une majorité de Français reconnaît que nous ne pouvons continuer ainsi. Mais les Français veulent aussi plus de gendarmes, plus de médecins, plus de professeurs… C’est pour cette raison qu’il est toujours difficile de convaincre l’opinion publique que les efforts sont nécessaires. La France n’a pas appliqué une politique d’ajustement aussi dure que celle qui a été mise en œuvre en Espagne. Pendant des années, la dépense publique n’a cessé de croître, les salaires des fonctionnaires n’ont pas diminué… Certes, la crise est dure ici mais elle a été moins violente que dans d’autres pays. En fait, l’État providence est un poste important du budget de notre pays. Mon gouvernement a aussi instauré des priorités. L’éducation par exemple : nous allons recruter 60.000 professeurs dans les cinq années à venir. De même pour la police et la Gendarmerie qui verront leurs effectifs augmenter de 2500 postes sur cinq ans parce que la sécurité est une priorité. Dans d’autres ministères et administrations en revanche, on devra diminuer la dépense et employer moins de personnel. C’est une véritable politique d’ajustement mais c’est une politique équilibrée et juste qui permet de définir des priorités, surtout pour lutter contre les inégalités.
 
E.M.– Diriez-vous qu’il s’agit d’une manière social-démocrate de faire de l’ajustement ?
M.V.– J’ignore si pour les gens, il y a des politiques d’ajustement de droite ou de gauche, mais je pense en effet que la nôtre est bien social-démocrate, avec une mise en œuvre intelligente, surtout après de nombreuses années de paralysie, avec le sentiment pour beaucoup que nous avons fait moins d’efforts que dans d’autres pays. Le chômage a augmenté, le niveau de vie de certains Français a baissé, il y a plus de pauvreté, plus de gens qui vivent avec un salaire correspondant à un niveau inférieur au seuil de pauvreté, les gens ont l’impression que certains services publics sont moins efficaces, surtout dans les zones rurales… C’est pour cela que nous devons insister sur la pédagogie de l’effort.
 
E.M.– Quand pensez-vous que vous pourrez dire aux Français « c’en est fini des sacrifices » ?
M.V.– Quand il y aura assez de croissance. Que se passe-t-il dans nos pays et surtout en France ? Alors que nous sommes presque en croissance zéro, nous demandons plus de sacrifices aux Français, à un moment où il y a plus de chômage, plus de pauvreté… Et cependant, c’est dans ces moments que l’État providence devrait dépenser plus pour la solidarité.
En 2004, deux pays ont demandé un délai supplémentaire pour réduire leurs déficits : la France et l’Allemagne. Mais c’était une époque de croissance pour les deux pays. L’Allemagne a fait des réformes sur le marché du travail, sur les retraites. L’Allemagne est aujourd’hui dans la situation que nous lui connaissons parce qu’elle a procédé à ces réformes. La France n’a rien fait. Pendant 10 ans, avec la droite, nos entreprises ont perdu de la compétitivité, le niveau de l’enseignement a baissé. Je ne veux pas dire aux Français que dans deux ou trois ans, les sacrifices ne seront plus nécessaires. Nous devrons faire des efforts pendant des années pour que la France soit plus forte, pour que ses entreprises soient plus compétitives et pour que son secteur public soit plus efficace avec cependant moins de dépense publique et moins d’impôt. Ce que j’espère et que je peux dire aux Français, c’est un retour à la croissance dans les prochains mois. Et qu’avec plus de croissance, il y aura bien sûr plus de travail et que l’on pourra augmenter les salaires. Mais l’effort pour parvenir à un État plus efficace, plus stratégique mais avec moins de coûts, devra continuer. Si dans deux ou trois ans, nous avons plus de croissance mais que nous cessons nos efforts pour réduire la dépense publique, nous perdrons ce que nous aurons acquis.
 
E.M.– Pourquoi les Français ont-ils sanctionné le Parti socialiste aux dernières élections ?
M.V.– Les partis au pouvoir au niveau national perdent toujours les élections locales. Pourquoi a-t-on sanctionné le Parti socialiste ? Ou pourquoi la confiance n’est-elle plus là ? Nous vivons une crise économique, une crise sociale, une crise de confiance très importante. C’est presque une crise morale, une crise d’identité qui affecte tous les partis de gouvernement, de gauche ou de droite. Je parle de la France mais ces problèmes, ces phénomènes existent dans d’autres pays avec la montée des populismes de droite ou de gauche. Je crois qu’en 2012, nous n’avons pas assez expliqué la situation dont nous avions hérité, pas seulement de Sarkozy. C’était une situation de déficit public énorme, avec du déficit extérieur, l’augmentation de la dette, une société plus dure, plus violente, avec une montée du racisme, de l’antisémitisme… C’est à ce moment-là que nous aurions dû dire ce qu’il en était exactement. Mais ni le président de la République ni le Gouvernement ne voulaient annoncer de mauvaises nouvelles. Aujourd’hui, nous sommes tous d’accord sur ce point.
 
E.M.– Qu’aurait-on dû faire selon vous ?
M.V.– Dans un premier temps nous aurions dû dire : « La situation en France est plus difficile que nous le pensions et nous devons être plus offensifs sur les réformes et sur la réduction des dépenses ». Je crois qu’il faut toujours dire la vérité aux sociétés démocratiques qui, comme la nôtre, ont une maturité établie. C’est la seule façon de donner confiance à la société et d’indiquer la voie à suivre. En outre, les impôts ont été augmentés de façon insupportable pour les Français et pour les entreprises. Ces dernières années, les impôts ont augmenté de 30 milliards avec la droite entre 2010 et 2012 et de 30 milliards supplémentaires pendant les premières années de la présidence Hollande. Les gens ne le supportent pas. Et ce ne sont pas les mêmes impôts qui ont augmenté : nous avons fait monter à 45% le pourcentage de l’impôt sur le revenu. Mais la classe moyenne, les gens qui ne payaient pas d’impôt et qui ont commencé à en payer au niveau national ou local, ces personnes-là ne peuvent supporter une telle charge fiscale. C’est pour cette raison que nous sommes en train de modifier cela. Le fait que quatre millions de personnes en 2014 et neuf millions en 2015 vont voir leur impôt baisser ou même que d’autres ne paieront pas d’impôts, cela peut être pour les Français le signe que nous avons compris le message. La baisse de l’impôt sur le travail et celle de l’impôt sur les entreprises représenteront 40 milliards dans les trois prochaines années. C’est la seule façon de récupérer la confiance des Français.
 
E.M.– Vous adressez un message de réformes très fort mais vous vous heurtez à des résistances à l’intérieur de votre propre parti. D’ailleurs, récemment vous avez eu un débat intense avec Martine Aubry [ancienne ministre du Travail, porte-drapeau des 35 heures et ancienne secrétaire générale du Parti socialiste] sur la liberté des horaires d’ouverture des commerces. Pensez-vous que ce débat peut arriver à diviser le PS ? Ce risque est-il réel aujourd’hui ?
M.V.– Mettre en œuvre des politiques d’ajustement, même justes, diminuer les impôts des entreprises et des citoyens et faire les réformes dont le pays a besoin pour donner plus de liberté afin de débloquer la société française, ce n’est pas un message typique de gauche. Mais je pense, moi, que c’est un message de gauche. La vieille gauche en général préfère augmenter les impôts, la dépense publique et ne pas faire de réforme visant à libéraliser l’économie. Nous mettons en œuvre de nombreuses réformes qui ont trois objectifs : la croissance, l’emploi et la lutte contre les inégalités. En effet, lorsque la dépense publique représente 57% de la richesse nationale, lorsque le pourcentage de la dette par rapport au PIB atteint presque 100%, lorsque l’on a un niveau d’impôts si élevé, il faut absolument dire à la société qu’il y a un problème. Si un tel niveau de dettes ou d’impôts était efficace, si les inégalités diminuaient, si le chômage était en baisse, nous pourrions nous dire que la politique adoptée était la bonne. Or, c’est le contraire qui se produit. Il est normal qu’il y ait débat au sein du Pati socialiste dans un moment difficile de crise. Le débat est toujours une richesse pour nous. Mais nous sommes au gouvernement. On ne peut gouverner un pays, la France, comme si on était dans l’opposition.
 
E.M.– Mais il y a toujours le risque que le projet ne passe pas.
M.V.– La majorité des militants, des présidents de région, des maires de villes importantes, la grande majorité des députés et des sénateurs socialistes approuvent cette politique. Depuis que je suis Premier ministre, j’entends « cette loi ne passera pas ». Nous sommes sortis vainqueurs de deux motions de confiance, tous les budgets et même la réforme des régions ont été approuvés. Nous avons 270 députés socialistes et de gauche qui votent avec le gouvernement et il n’y a pas de majorité alternative au Parlement. Il est vrai que c’est la première fois dans l’histoire de la Cinquième République que 30 à 40 députés socialistes ne votent pas avec la majorité. Je crois qu’ils se trompent sur le sens de l’Histoire, sur la ligne politique du Gouvernement actuel et sur ce que les gens attendent de nous. Ce qui me donne de la force, c’est la confiance que m’accordent les Français. La confiance de ceux qui votent à gauche, de ceux qui soutiennent le Parti socialiste. Nous vivons depuis trente ans un moment de changement, un changement du monde et de la société. Nous pensions que l’effondrement du bloc soviétique allait donner la victoire à la social-démocratie, aux gens de gauche qui ont toujours pensé que  la démocratie, la liberté, la libre expression des idées étaient le plus important. Et la crise financière de 2008 a fait comprendre aussi que cette vague ultra-libérale des années 70 qui venait des États-Unis ou d’Angleterre devait faire l’objet d’une régulation au niveau mondial. Et c’est le contraire qui s’est produit. Ce sont les populismes qui montent, les populismes qui nous mettent dans le même panier que la droite parce que la gauche gouvernant en Angleterre avec Blair, avec Zapatero en Espagne, avec Schröder en Allemagne a dû faire des politiques d’ajustement.
 
E.M.– La gauche s’est retrouvée hors-jeu mais vous-même mettez en exergue les changements, les réformes.
M.V.– Nous n’avons pas expliqué ce changement, un changement très important pour les militants socialistes. Pour préserver notre modèle social français, nos valeurs, nous aussi nous devons changer. Par exemple permettre de travailler sept dimanches de plus par an, passer de cinq à 12 dimanches. Le dimanche n’est pas un jour comme les autres, c’est évident, mais il y a sept millions de Français qui travaillent le dimanche, de façon régulière ou occasionnelle, dans les entreprises, les commerces et aussi dans les services publics parce que le pays doit fonctionner. Ces débats changent la société. C’est un débat important mais ce n’est pas un débat de civilisation. Ouvrir les grands magasins à Paris le dimanche, c’est permettre que les touristes d’Asie et surtout de Chine qui vont visiter le Louvre, Versailles ou les Champs Elysées le samedi, restent à Paris le dimanche et ne s’en aillent pas à Londres faire leurs achats. Nous sommes dans un monde ouvert. En même temps, faire en sorte que s’ouvrent les professions réglementées est tout aussi important. Je crois que la liberté et le progrès sont des valeurs de gauche mais il faut expliquer aux Français ce qui se passe dans le monde. La France est une grande nation, la cinquième puissance mondiale, la deuxième économie européenne et elle a de grandes entreprises. C’est un pays riche mais personne n’a expliqué aux Français que le monde avait changé. Nous sommes à un moment clé : ou bien nous reculons, vers une France limitée – ce que propose l’extrême-droite – ou bien on fait les réformes nécessaires pour qu’il y ait plus de liberté et plus de progrès. La loi de soutien à l’activité économique que j’ai présentée il y a quelques jours et que va piloter le ministre de l’Économie Emmanuel Macron constitue, au niveau des symboles, un débat très important. C’est pourquoi cette loi va passer et si elle est approuvée, cela va débloquer une grande partie du débat politique français. Si le ministre Macron et moi-même remontons dans les dernières enquêtes d’opinion, surtout au sein de la gauche, c’est parce que les gens veulent ces réformes.
 
E.M.– Vous avez mentionné les changements politiques, les changements dans la direction économique du pays, vous avez également parlé de l’évolution du Parti socialiste, comment aimeriez-vous que soit le Parti socialiste ?
M.V.– En tant que Chef du Gouvernement, je ne peux m’occuper beaucoup de la vie du parti. Ce que je sais, c’est que tous les partis doivent s’adapter au monde ouvert des réseaux sociaux, d’internet, un monde dans lequel chaque citoyen veut avoir un plus grand rôle dans son propre destin, un monde où il doit être tenu compte à la fois des aspirations individuelles qui sont très fortes, plus fortes que dans le passé, et en même temps construire une réponse collective. C’est cela la politique : répondre aux aspirations du retraité, de la mère qui vit seule avec ses enfants, aux aspirations de ceux qui craignent pour l’avenir de leurs enfants. Parce que l’on ressent en France un sentiment de gravité, le sentiment que l’on vivra moins bien dans l’avenir. Ceci, pour une société, c’est toujours un problème.
 
E.M.– Comment peut-on répondre à de telles aspirations ?
M.V.– Les partis qui ont 50 000, 100 000, 150 000 militants répondent à des schémas du XIXe siècle, ils ne peuvent comprendre ces défis ni ne peuvent les relever. Je suis militant depuis l’âge de 18 ans. Je sais ce qu’il y a de militaire dans un parti. Mais les partis doivent changer. Nous ne pouvons faire les primaires de 2011 – qui furent un succès avec plus de trois millions de participants qui ont choisi le meilleur candidat, c’est-à-dire François Hollande – et ensuite ne pas moderniser le Parti socialiste. Les partis doivent s’ouvrir, aussi bien mon propre parti politique que tous les grands partis européens. Nous devons nous adresser plus aux gens humbles, aux classes populaires. Par exemple en tant que maire pendant 11 ans d’une ville très populaire, Evry, j’ai toujours eu la conviction que le travail était une valeur. La conviction que ce que nous devions enseigner dans les écoles à nos jeunes était la valeur du mérite, du travail, du respect. L’insécurité est une injustice supplémentaire et ce sont les plus faibles qui en souffrent le plus. La gauche doit s’adresser à ces gens qui pensent que la politique est inutile ou qui écoutent les mauvais vents qui, en France, viennent de l’extrême droite ou d’autres populismes dans d’autres pays d’Europe.
 
E.M.– Changeriez-vous le nom du parti ?
M.V.– C’est un sujet totalement secondaire. Et mon opinion demeure la même : le nom peut changer mais seulement si on change le parti. Pour les militants, le mot « socialiste » est très important. Les Français ne veulent pas que les partis changent de nom mais ils sont persuadés que les partis eux-mêmes doivent changer.
 
E.M.– Nous voyons des changements très importants à gauche, vous en France, Matteo Renzi en Italie, Pedro Sanchez maintenant en Espagne. Pensez-vous qu’il se produit un véritable changement en profondeur au sein de la gauche, un changement qui n’est pas seulement un changement de personne mais bien un changement de philosophie ?
M.V.– J’ai rencontré Renzi et Pedro à un meeting à Bologne. Et de toute évidence, il y a un véritable changement de génération. Même si je suis plus âgé qu’eux…
 
E.M.– Cela ne se voit pas.
M.V.–C’est cela le plus important (rire) ! C’est un changement de personnes mais aussi un changement à l’intérieur des partis. La clé de ce changement, c’est de mieux écouter les sociétés. Il ne peut exister une seule réponse idéologique immuable, la même pour tout le monde et pour tous les problèmes. Voilà un des changements. Avec une orientation nouvelle consistant à parler plus aux gens, aux classes populaires, et pas avec une réponse idéologique. Dire la vérité, appuyer les réformes, nous le faisons Renzi et moi. En France, nous réduisons le nombre des régions. J’en parle beaucoup avec Schulz ou Sigmar Gabriel ou avec le chancelier autrichien, Werner Feymann, mais j’en parle aussi avec Renzi et Sanchez. A quoi sert la gauche qui veut gouverner ou qui est au pouvoir ? Quel est son message ? Son message est : réformes pour notre économie et lutte contre les inégalités. Ce que les Français appellent « l’égalité », voilà un message de gauche. Mais quelles sont les politiques publiques, les instruments pour atteindre un tel but ? C’est là qu’apparaît le débat parce que la situation est différente dans chaque pays. Mais, bien évidemment, le changement de la gauche en Europe est un changement que nous devons mener à bien ensemble et, cela va sans dire, avec Pedro Sanchez.
 
E.M.– La naissance, ou la montée en puissance spectaculaire des mouvements populistes, le Front National en France, le Mouvement 5 Étoiles en Italie ou Podemos en Espagne, est-elle due seulement aux politiques d’austérité ou y a-t-il une raison de fond qui explique pourquoi, dans une Europe ayant atteint sa maturité politique, on constate un retour en arrière avec ces mouvements anti-système ?
M.V.– Le manque d’espoir. La crise de la démocratie. Le fait que les grands partis qui ont gouverné ne soient pas capables de répondre à ce déficit d’espérance explique en grande partie la montée des populismes en Europe. Derrière tout cela il y a, bien sûr, la crise économique, le chômage, la pauvreté. Il y a une crise de confiance qui va bien au-delà de la crise économique. La corruption au sein des partis…peut représenter une facette de cette crise. Et la réponse ne peut être exclusivement économique. Derrière tout cela se profile la crise du projet européen. Et c’est à mon avis une crise majeure. L’Europe est le projet le plus incroyable que nous ayons connu ces dernières années : en moins de 20 ou 30 ans, nous sommes parvenus à la paix après la Guerre mondiale, à la réconciliation entre l’Allemagne et la France. Le projet européen a été la possibilité, pour les pays du sud de l’Europe, de sortir de la dictature et d’entrer dans la croissance économique, dans le progrès social et démocratique, de même que pour les pays de l’ancien bloc soviétique. Comment continuer aujourd’hui ? Quand l’Europe est incapable de s’unir pour intervenir en Afrique contre le terrorisme ou pour obtenir la paix entre Israël et la Palestine ? A quoi sert l’Europe ? La France s’est sentie bien seule pour mener son action contre le terrorisme au Sahel. Certains pays la soutiennent, par exemple l’Espagne au Mali, ainsi que des pays du Nord de l’Europe. Mais quel est aujourd’hui le projet politique de l’Europe dans le monde ? Quel est son projet pour la Méditerranée ? Quel est le projet de l’Europe pour l’Afrique, le continent qui pour nous représente l’avenir ? Cette absence de projet politique est perçu par les gens. Il n’y a pas de croissance économique en Europe. Quelles sont les politiques susceptibles de favoriser la croissance et l’emploi, et surtout l’emploi des jeunes ?L’Europe ne peut être faite de sanctions et d’ajustements. Elle doit être synonyme de politiques d’investissement pour l’avenir. Ce que Juncker est en train de faire est une option. C’est ce que doivent comprendre les pays et les Gouvernements européens. Si l’Europe n’est que politique d’ajustements et de sanctions, les gens ne la supporteront plus. La crise de l’Europe sera une crise de la démocratie, et nous ne pouvons accepter cela. C’est pourquoi nous devons lutter très énergiquement contre tous les extrémismes, les populismes. Et il nous faut reconstruire le projet européen.
 
E.M.– Vous parlez de deux projets différents à droite et à gauche, mais de nombreux Français pensent que votre projet n’est peut-être pas très éloigné de celui d’un conservateur comme A. Juppé (maire de Bordeaux et dirigeant centriste de l’UMP)…
M.V.– Non. Les différences entre la gauche de la droite se sont peu à peu estompées. Parce que les partis de droite et de gauche ont gouverné. Parce que nous vivons dans un monde ouvert. Parce que l’Europe s’est construite, parce qu’il y a des politiques intégrées… Mais je pense qu’il y a des différences importantes : le rôle de l’État, l’école comme priorité, la lutte contre les égalités (sic !)…Juppé est un homme d’État, bien sûr, mais j’ai beaucoup de divergences de vues avec lui, même si je ne m’intéresse pas aux différences en tant que telles. Je ne me lève pas tous les matins en me demandant si je suis de droite ou si je suis socialiste. Ce que je me demande en revanche, c’est si ma politique est efficace pour développer l’emploi, pour lutter contre les inégalités, si elle est efficace, en fait, pour résoudre les problèmes des Français. Comment moi, qui dirige le Gouvernement avec la majorité, je peux faire en sorte que le pays soit plus fort chaque jour face aux grands défis mondiaux. Je crois en l’unité d’un pays, je crois en les grandes valeurs, et l’Europe est une valeur très importante. Je crois en les valeurs de la République, en la laïcité. Je suis très inquiet de la montée, non seulement des populismes, en France, mais aussi de l’aggravation du racisme, de l’antisémitisme. Cela me préoccupe beaucoup car ce n’est pas là la France, ni la société européenne en lesquelles je crois. A présent, il nous faut choisir entre les divisions ou le rassemblement autour de nos valeurs. Nous devons choisir le chemin du progrès. Par exemple, la transition énergétique (en vue de la réunion de Paris en 2015). Je crois au progrès des technologies, des sciences. Il y aura toujours un camp conservateur, et un camp plus progressiste. Nous l’avons vu, par exemple, avec le débat sur le mariage entre personnes du même sexe, sur l’avortement, comme en Espagne. Il y a des différences en termes de priorités budgétaires. Juppé ne fait pas de l’école la grande priorité. Une partie de la droite pense que les inégalités sont une réalité qu’il faut accepter. Telles sont nos différences, mais il faut rechercher aussi ce qui nous rend plus forts ensemble.
 
E.M.– C’est ce que vous appelez patriotisme républicain.
M.V.– Oui, et, bien sûr, cela n’a rien à voir avec le nationalisme. Le crois en les Etats-nations. Je crois que ni la France ni l’Espagne ne peuvent disparaître dans l’ensemble européen. Je suis patriote ; j’ai appris à être Français. Mon père est de Barcelone, ma mère est Suisse-italienne ; ils n’avaient aucune famille en France. Je suis un patriote républicain et j’aime ce pays plus que tout. La France est un grand pays : sa littérature, sa culture, son ouverture au monde, nous devons les préserver. Le nationalisme enferme. Etre patriote, c’est autre chose, c’est aimer son pays.
 
E.M.– Cette crise du projet européen a-t-elle quelque chose à voir avec le poids excessif de l’Allemagne ces dernières années ?
M.V.– Non. L’Allemagne a fait de gros efforts. Les Allemands ont évidemment été aidés par l’Europe pour la réunification. Mais il est vrai que l’Europe ne peut fonctionner sans un équilibre économique et politique entre la France et l’Allemagne. Il y a aujourd’hui un déséquilibre entre les deux pays, donc l’Europe ne peut pas bien fonctionner. De nombreux Allemands le savent. Dans le débat que nous avons avec le Gouvernement allemand, avec Mme Merkel ou M. Gabriel, on constate un changement d’attitude : l’idée qu’il faut nous diriger vers un plan commun pour l’investissement, un plan franco-allemand pour une meilleure intégration. Le Président de la République et Mme Merkel doivent en discuter en janvier. En Allemagne et en France, les gouvernements et les entreprises savent que nous devons faire avancer l’Europe ensemble.
 
E.M.– Pensez-vous que, dans cette Europe dont vous parlez, la Catalogne puisse devenir indépendante?
M.V.– Etant né à Barcelone, je suis de près l’actualité espagnole et les informations sur la Catalogne. Cependant, en tant que chef de Gouvernement, je dois être très prudent au sujet de ce qui est un débat politique. Ce que je sais néanmoins, c’est qu’en Europe, nous avons besoin d’unité. Qu’est-ce que l’Europe ? C’est une fédération d’États-nations. Non pas une fédération de nationalités. Et si, après que les États-nations se sont consolidés au cours des siècles et que, pour des raisons de paix et de croissance économique, l’Union européenne s’est construite, si nous allons maintenant vers moins d’unité et plus de divisions, il sera de plus en plus difficile de construire un projet européen.
 
E.M.– Mais, j’insiste, serait-il possible, même si ce n’est pas bon pour l’Europe, que la Catalogne se sépare de l’Espagne ?
M.V.– Notre continent a connu de nombreuses divisions, de nombreuses fractures, et je le dis clairement : les nations d’Europe ne doivent pas se diviser, elles ne doivent pas s’affaiblir. Dans un monde globalisé où les pays sont de plus en plus forts, nous ne pouvons nous permettre de nous affaiblir en nous divisant. Il y a ces crises d’identité, et, dans un monde très ouvert, il est naturel que les gens recherchent leur propre identité mais, si les identités divisent les Etats, les grandes nations qui ont construit l’Europe pendant ces 30 à 40 dernières années, et l’Espagne en est une, elles finissent par affaiblir l’Europe.
 
E.M.– Vous en avez parlé avec Artur Mas ?
M.V.– Je n’ai pas parlé avec M. Mas, je ne le connais pas.
 
E.M.– Pensez-vous possible que Marine Le Pen gouverne la France ?
M.V.– Il y a danger quand Marine Le Pen et l’extrême-droite font 25% aux élections européennes, quand les sondages en font le premier parti aux prochaines élections ou les voient en tête au premier tour des présidentielles de 2017. Bien sûr qu’il y a danger, et c’est pourquoi j’ai dit à Bologne que le Front National était aux portes du pouvoir. Il faut lutter contre l’extrême-droite,  relever ce défi. Ce danger est la grande priorité et c’est pourquoi nous devons faire les réformes, dire la vérité aux Français, parler aux classes populaires et rassembler tous ceux qui pensent que ce pays ne peut être représenté par une extrême-droite qui est l’opposé de ce qu’est la France. L’extrême-droite propose un programme qui détruit totalement la France, qui la fait sortir de l’Europe, qui provoque une crise en Europe, qui nous ferait revenir des dizaines d’années en arrière. Nous devons dire aux gens que ce message de haine n’est pas possible dans une société comme la nôtre.
 
E.M.– Comment interprétez-vous le retour de l’ex-président Nicolas Sarkozy sur le devant de la scène politique ?
M.V.– Comme une crise de leadership de la droite, de toute évidence. C’est là le problème de l’UMP (Union pour un Mouvement populaire) et de la droite. Je respecte toujours mes adversaires politiques et je respecte un ancien président de la République. Mais pour comprendre le retour d’un dirigeant politique, il faut en comprendre les raisons et je crois que ni moi, ni les Français, n’avons compris les raisons de ce retour. C’est une revanche contre lui-même, contre ses amis, contre le Président de la République qui a gagné les élections. Mais c’est le problème de l’UMP et de la droite française. Ce que j’espère, c’est qu’il y ait un débat de qualité entre la gauche et la droite et que les gens puissent choisir entre deux projets différents.
 
E.M.– Vous voyez-vous comme candidat à la présidence de la République française ?
M.V.– Non. En outre, en tant que Premier ministre, je ne peux parler de cela. J’ai soutenu François Hollande au second tour des primaires. J’ai été ministre (de l’Intérieur) pendant deux ans, je suis Premier ministre depuis huit mois. Je ne peux penser à autre chose qu’à ma mission de Premier ministre. De plus, si les Français, qui me font confiance parce que je fais mon travail de Premier ministre, lisent demain dans El Mundo que je parle d’une autre mission, ils ne me feront plus confiance.
 
E.M.– De quelle façon aimeriez-vous entrer dans l’Histoire ?
M.V.– (Il rit) L’Histoire, nous la vivons tous les jours. On peut avoir une vision pessimiste du monde ; j’en ai pour ma part une vision optimiste. Ce qui s’est passé en Syrie, au Pakistan, ce qui se passe au Nigeria rend pessimiste sur la nature humaine. Cependant, je vois que les idées de liberté, d’égalité entre les hommes et les femmes, la démocratie…ces idées progressent dans le monde. Cela me rend optimiste. Si, au terme de mon travail de Premier Ministre, dans trois ans, les choses vont mieux… Il y a du pessimisme en France. Nous devons donner davantage de confiance et d’optimisme à la société française. Y parvenir serait, peut-être, entrer dans l’Histoire.

Author: Redaction